3 - Un cœur au fond du bois
par Bernard Guilmot [via Anonyme]
Une ou deux fois par semaine, je descendais en ville pour y trouver ce qu’on n’a pas chez soi, comme tout villageois, je pense. Rien de bien original, ma foi, comme arpenter les rues en quête de rien, m’alanguir à la terrasse d’un bistro pour reluquer les jolies filles de ville ou me ravitailler en cigares gros de dix-sept centimètres. Oui, ma solitude a ses rites et côtoyer tout ce monde en si peu de temps ne me rendait pas plus sociable pour autant, Dieu m’en préserve !
Exception faite pour Kébir, ce vieux renard de brocanteur avec qui je taillais toujours une bavette avant de retourner au pays. Auparavant, j’avais comme d’habitude mis sens dessus dessous son repaire, si bien que ce dernier paraissait plus rangé qu’à mon arrivée. J’apprécie beaucoup les antiquités et, dans son désordre coutumier, j’en dénichais toujours l’une ou l’autre que j’acquérais à peu de frais.
Kébir avait plus ou moins l’âge de ce qu’il vendait mais, quand on s’attardait sur ceci, cela ou n’importe quoi, toute sa verve d’antan lui remontait à la tête comme un coup de chaleur. De fait, ce qui lui rendait toute la verdeur de la jeunesse, ce n’était pas tant l’argent qu’il allait en tirer que sa passion immodérée de leur histoire particulière, et qu’aurait-il pu aimer d’autre en vérité ?
Déjà que son sempiternel tablier graisseux témoignait d’un ancien divorce, pour peu que le bonhomme se fût un jour marié.
Mon Dieu, j’imaginais difficilement une femme se frotter à sa fine moustache ourlée, à moins qu’une quelconque cousine fût forcée de quitter son riff pour nettoyer sa casbah et préparer ses tajines !
Peu lui importait en définitive qu’on soit intéressé ou non par un article, pourvu qu’on prêtât une oreille bienveillante à l’anecdote, qu’il inventait de toutes pièces, j’en suis sûr, mais qu’il racontait avec cet accent fleurant bon le désert, la datte et le romarin. J’avoue qu’il m’arrivait de trainer devant son étal dans le seul but de lui remonter la mécanique. Bien sûr, elle était bien huilée, d’autant plus que, je ne sais trop pourquoi, Kébir m’avait plutôt à la bonne. Peut-être était-ce dû à nos âges respectables ou à nos cheveux blancs. Car je lui étais un bien piètre client occasionnel, plus porté sur la babiole ou les bouquins moisis que sur les pièces de collection.
Cette fois, c’était dans sa vitrine extérieure que m’avait séduit une file indienne de mannequins grandeur nature, raides et figés comme il se doit. Leur visage était sculpté et peint avec un tel réalisme que, dans une première fraction de seconde, je crus bien que le vieux grigou s’était reconverti au trafic de viande fraiche. Mais, sous des dehors appétissants, ces poupées étaient de bois et le resteraient sans doute, quoiqu’on fasse. Je me demandais par ailleurs quel avait bien pu être leur usage, une boutique de prêt-à-porter chic sans aucun doute.
Mais la version de Kébir soutenait plutôt l’histoire d’un émir qui, à la suite de longues études en Angleterre, s’était entiché des valeurs occidentales, entre autre celles d’une superbe Britannique (rousse et pâlote), et, partant, voilà le gaillard devenu monogame par conviction. Une fois rentré au pays avec sa rouquine, afin de composer avec Allah et, plus prosaïquement, avec son environnement, il avait payé à prix d’or un artiste de renom pour que celui-ci lui sculptât dans un bois rare une douzaine de mannequins aux formes délicates. Si bien que, à la nuit tombante et d’heure en heure, ses eunuques baladaient ses statues de bois dans le palais, passant et repassant devant les fenêtres pour donner le change. Toujours selon Kébir, la pâlote refusa par contre de porter en échange foulard et djellaba. Et finalement, pour préserver son honneur, après avoir fait trucider le malheureux sculpteur et couper la langue à ses eunuques, l’émir enferma sa femme à demeure dans une chambre close du palais,
L’histoire était alambiquée, comme du reste toutes celles de mon Kébir ; véracité douteuse et peu de vraisemblance, mais c’était de si savoureuses balades que « j’entendis » réellement pleurer la femme quand la lourde se referma sur la chambre aux murs orbes et que « je vis » parfaitement les langues des eunuques frétiller dans un bol tandis que le sculpteur se vidait de son sang, entouré de ses créations, toutes étendues sur le sol dans l’attente que tombe le jour. Evidemment, quant à savoir comment mon Kébir s’était retrouvé en possession de ces poupées, c’était comme présumer que le renard allait me donner l’adresse du poulailler.
La vamp qui semblait entamer la marche annonçait la couleur de leur petite procession.
Elle portait seulement un ensemble riquiqui d’un rouge profond comme celui qui lui faisait office de bouche. Pour ce qui était de ses yeux sans vie, lourdement maquillés, ceux-ci me fixaient avec insistance, comme une œillade d’invite ou un appel à l’aide très dur à soutenir.
La toute dernière valait aussi son pesant d’or : une peau de pain trop cuit, une longue touffe noire sur le crâne et un bref maillot deux pièces, sans plus. L’art du sculpteur avait fait le reste. Jésus, Marie, Joseph ! j’étais certain que ce mannequin de bois d’olivier eût fait davantage de ravages sur la plage qu’une nuée de blondasses.
Dans
mon souvenir, les autres faisaient plutôt office de faire-valoir.
Dans le lot, Il y avait également une ou deux blondinettes. Si je
m’en rappelle, l’une cachait ses dures rondeurs sous un kimono
défraîchi et la seconde, aux cheveux en brosse, ne révélait aucun
autre signe particulier.
Entre elles, une brune dont on
devinait le corps au travers de vêtements vaporeux et une punk
survêtue comme un soldat ne me faisaient guère d’effet notoire,
en dépit du regard farouche de cette dernière. C’était à croire
qu’un général lui tripotait le popotin pour qu’elle avançât
sur la ligne de front.
Non, j’admirais le travail artistique mais je ne ressentais aucune vibration, sexuelle s’entend, tandis qu’un bien plus troublant paradoxe m’attendait au milieu du lot.
Mon Dieu ! Quoique celle-ci fût emprisonnée de pied en cap d’une burka de lourd coton, c’était pour moi la plus singulière, la plus fascinante du peloton, la plus attirante à mes yeux. Pourtant, la cagoule grillagée n’autorisait aucun échange de regard et seulement des mains gantées lui conféraient un soupçon d’humanité. Rien ne pouvait émaner de ce corps caché, qui justifierait le fantasme subit qui m’étouffait.
Franchement, que je sois damné ! Cette poupée me subjuguait ; impossible cependant de prétendre que j’admirais l’oeuvre de l’artiste, car, sous la robe intégrale, ce dernier avait peut-être bâclé son ouvrage, qui sait ?
Déjà, j’étais en train de bilanter mon compte bancaire quand Kébir est arrivé derrière moi en frottant ostensiblement ses pantoufles sur le carrelage pour annoncer sa présence. « Shihirazad’ ! », commença-t-il en la soulevant du pied où il l’avait installée, « Ct’ine bile poupii, ti trouvi pa ?».
Il la portait comme une enfant endormie, une main sous les épaules et l’autre sous les genoux. Les jambes se repliaient, les bras ballaient vers le sol et le dos se fit rond. Shéhérazade devait être génialement articulée sans doute car sa tête voilée dodelinait doucement sur la poitrine du vieux singe. Enfin, au bas de la robe, j’apercevais uniquement deux pieds nus délicatement sculptés.
L’artiste n’avait pas ménagé ses effets : un tel naturel dans la position, tout comme le ciselage exquis des orteils, laissait certes présager que, sous cape, se trouvaient une mécanique et un travail du bois extraordinaires, si bien que, un court instant, je supputai que Kébir me jouait là un tour pendable. Il commençait à deviner mes ambiguïtés, le bougre, et il m’avait peut-être tendu un piège à l’aide d’une comparse : le connaissant, ce n’était pas impossible.
J’avais une envie impie d’en (sa)voir davantage.
« Si son visage est aussi splendide que ses pieds… », soliloquai-je pensivement, mais la lippe pendante et les yeux en orbite, « Je suis prêt à vendre mon âme au diable pour le découvrir, ne serait-ce qu’une seule petite seconde… ». Kébir semblait me comprendre à demi-mots, même si je pouvais douter qu’il fût connaisseur en matière d’enfer judéo-chrétien. « Rigard’ ! », fit-il simplement en la couchant sur le sol, pour soulever ensuite le bas de la robe d’une cinquantaine de centimètres.
Ciel ! Shéhérazade avait des mollets et des cuisses sidérantes et, de fait, l’articulation aux genoux était fort peu apparente. Quant au délicat ponçage du bois, il avait donné aux formes une affolante texture de peau.
Le cœur battant, je regardai le vieil homme qui défaisait la burka bouton par bouton, l’oeil égrillard, voire pervers. A ses heures, Kébir était aussi un excellent acteur aux mille visages auquels il était très facile de s’identifier.
Le ventre plat, les seins fermes et tendus, les épaules rondes et le toutim me vouaient par avance à la damnation : c’était jusqu’au nombril creusé comme une signature d’artiste. Pour dire, celui-ci avait poussé la perfection tant et si bien que le clitoris semblait palpiter dans la fente délicate des lèvres. Bien sûr, le pénil était glabre mais on y voyait la veinure du bois serpenter comme autant de veinules.
Kébir égrena toutes ses dents abimées. Je craignais à présent une seule chose : que le visage m’aveuglât davantage. De fait, un haut-le-cœur me souleva la poitrine quand le vieux enleva la burka d’un coup sec.
Car, à la place de la tête miraculeuse à laquelle je m’attendais, il venait de dévoiler une atroce gueule de porc.
Ce n’était que du papier mâché peint, mais je m’attendais presque à ce que le museau émît d’horribles vagissements.
Kébir partit alors d’un immense éclat de rire. « J’y blagu’, mon cousin ! J’y blagu’ ! », hurlait-il avec une joie évidente de me voir tout retourné. Et, tandis que je demeurais figé devant cette monstruosité, il trottina en ricanant jusqu’au comptoir pour m’en ramener un sac de toile qu’il ouvrit d’un air mystérieux. « Dépêche-toi, vieux drôle ! », pensais-je en aparté, « Ou je te casse les chicots qui te restent ! ».
Mais il avait déjà la main dans le sac et en extirpait une chevelure d’un noir corbeau, doucement ondulée, et crépue à son extrémité. Suivit une tête d’une vénusté à maudire Dieu de ne pas l’avoir conçue vivante. Comment dire ? Elle avait des lèvres épaisses comme un baiser, des yeux mouillés comme ceux d’une amoureuse, des joues à croquer, un menton fondant sous la bouche, un nez pétillant, un front haut et intelligent, des oreilles, des oreilles
En un tour de passe-passe, Kébir avait ôté l’odieux crâne de porc en le dévissant du buste et l’avait aussitôt remplacé par le délicieux visage. La jointure du cou se remarquait à peine. D’ores et déjà, j’étais prêt à me ruiner. Kébir ne s’est d’ailleurs pas gêné.
Le corps de Shéhérazade était lourd. Dans la rue, le paquet encombrant m’embarrassait, d’autant plus que je n’osais le porter sur l’épaule, craignant que l’on imaginât que je transbahutais le corps inerte d’une jeune fille. Je lui avais pourtant réenfilé sa burka et l’avais pliée à la taille pour la recouvrir d’un sac plastique que m’avait fourni le vieux grigou en contrepartie d’un euro. Le sac noir était gigantesque mais je n’étais pas arrivé à le fermer en dépit de la souplesse de cette poupée de bois, aussi en dépassaient ses doigts gantés et les orteils.
C’est à la gare que les soucis ont commencé. Diable que le préposé au guichet semblait d’humeur tatillonne ! Ce qui lui importait, c’était seulement de savoir si la gamine dans le sac avait plus ou moins de douze ans. J’eus beau lui affirmer que ce n’était qu’un pantin de bois, il ne parut convaincu que lorsque je lui balançai n’importe quoi, à savoir qu’elle n’en avait que onze. « Vous ne savez pas que les sacs en plastiques sont des jouets dangereux pour les mômes ? », crut-il bon de commenter en me donnant mon ticket d’un geste vif et dédaigneux, comme si j’étais un père irresponsable.
Je me maudissais de n’avoir pas pris un billet aller-retour ce matin-là.
Peu de personnes attendaient sur le quai, heureusement, ce qui me plaçait par contre directement dans leur collimateur. Pour le couple de petits vieux là-bas, j’étais sans doute l’assassin qui transportait son cadavre et, pour les autres, qui sait si je n’étais pas qu’un pauvre malade promenant sa poupée gonflable ? Eh oui, si moi-même je m’étais rencontré, je n’aurais pu m’empêcher de m’interroger sur mon curieux équipage.
Résultat : je me fis le plus petit, le plus discret possible en m’asseyant sur l’un des bancs d’attente, le corps de Shéhérazade sur les genoux, à distance respectable de mes vilipendeurs et un cigare de poche dans la main libre.
C’est là que m’ont cueilli trois policiers du chemin de fer.
Celui du milieu, l’index sur la casquette, m’a poliment fait remarquer que c’était interdit de fumer dans un lieu public. « Elle n’est même pas allumée ! », ai-je rétorqué, en ajoutant inconsidérément : « J’ai quand même le droit d’avoir un cigare non allumé dans la main, n’est-ce pas ? ». Cela a énervé le long échalas à sa droite. Le poireau a exigé, non sans nervosité, que je lui montre mes papiers d’identité et, le troisième loustic, sans doute pour ne pas être en reste, m’a prié de montrer ce que je cachais dans mon sac. C’était un vicieux : il a aussitôt relevé le bas de la burka et s’est mis à tripoter le mollet avant de se persuader qu’il s’agissait effectivement d’une poupée de bois. J’étais blanc de rage (et de jalousie) mais je me suis contenté de sortir ma carte d’identité comme n’importe quel quidam.
Dieu merci ! Le pervers a posé un œil torve sur ma photo, l’autre a tourné la carte entre ses doigts comme un tour de passe-passe, puis Ils n’ont pas insisté davantage. Néanmoins, le résultat était là : le petit peuple sur le quai me scrutait à nouveau d’un drôle d’oeil. ll n’y a jamais de fumée sans feu, n’est-ce pas ?
Le train est arrivé, enfin, avec un retard probable de 7 minutes, veuillez les en excuser ! et je nous ai installés, Shéhérazade et moi, dans un coin contre une fenêtre. Je massai sa cheville souillée par les doigts boudinés du policier.
C’était un geste machinal, inconscient, presque discret, qui n’avait cependant pas échappé à la virago sèche comme une sauterelle assise sur la banquette adjacente. « Dites, mon bon Monsieur, il y a des enfants qui regardent, ici ! », me houspilla-t-elle sans aménité. En effet, ramassé en face d’elle, un gros garçon d’une dizaine d’années engloutissait son je ne sais combientième giga-paquet de chips de la journée. Le bâtard me fixait rêveusement en bâfrant mais il semblait à cent lieues de comprendre ce que je fricotais dans mon sac. Moi, par contre, au crissement obsédant de ses mandibules, je devinais trop bien ce que ses gros doigts humectés de salive pêchaient au fond du sachet.
Enfin, il clôtura ses dernières miettes d’un clappement des lèvres et je pensai que mon agacement s’achèverait de même.
Mais il me fallut déchanter : le gourmand, après avoir froissé son emballage vide, venait de sortir un demi-kilo de bonbons qu’il s’ingéniait à croquer en gardant la bouche aussi béante que le tunnel dans lequel nous pénétrions.
Je fus enfin libéré de Raoul (Raoul !) et de sa moman à la station suivante. Mais je n’étais pas sorti de l’auberge car, en échange, je fus gratifié d’une poignée d’adolescentes qui piaillaient en semant de petits rires aigrelets dans leur sillage. L’une d’elles avait un air de famille avec ma Shéhérazade, comme une petite sœur inachevée, tubiforme et sans rondeurs. Je la dévisageai, le temps d’un sourire, et, inspiré par ses cuisses hautement découvertes, j’en étais seulement à envisager comment cette pucelle se pavanerait dans deux ou trois paires d’années que j’étais déjà entré dans leur collimateur. Je regrettai Raoul et l’insecte qui lui avait servi d’utérus, tant c’est terrible d’être à la merci des jacasseries de quatre rosses en âge de puberté, bien trop gamines pour leur faire du gringue et si mûres déjà qu’il y avait lieu de fantasmer sur leurs formes naissantes.
Dieu soit béni ! Elles aussi m’ont abandonné, comme à regret il faut le dire, à l’arrêt qui suivait. Il n’y avait d’ailleurs plus grand monde dans le wagon. Nous pouvions enfin, Shéhérazade et moi, roucouler en tout bien, tout honneur.
Sans doute m’étais-je ensuite quelque peu endormi car le trajet me parut plus court d’une cinquantaine de kilomètres. Mon estomac couinait comme un matin quand j’ai débarqué dans la grand-rue du village. Je ne tenais pas à m’y faire remarquer et, ravi déjà d’avoir traversé une gare quasi déserte, je laissai mon ventre grommeler. Pas question de m’offrir inconsidérément à la vue de la boulangère, par qui tout le monde savait quoi sur qui, ni de Markus, le boucher qui tranchait à ses heures ses opinions dans une gazette locale.
Cinq minutes plus tard, j’étais enfin arrivé chez moi, en dépit de quelques détours stratégiques.
Personne, je crois, ne m’avait aperçu en compagnie de mon pantin. J ‘échapperais aux cancans, Dieu m’en préserve ! Shéhérazade et moi pourrions consumer notre amour en toute impunité et notre vie continuerait ainsi qu’elle venait de débuter.
Comme bien souvent à mon retour, il faisait humide à l’intérieur.
Après avoir extirpé ma muse de son sac, je l’ai religieusement débarrassée de sa burka afin de contempler le fin travail de l’artiste. Ce fut une vraie merveille que je posai sur mon divan, dans une position détendue : la tête dressée sur l’accoudoir, un genou plié vers le haut et une main gantée négligemment appuyée sur la cuisse nue. L’autre bras m’a donné un peu de fil à retordre car il s’entêtait à ne pas garder la pose que je lui avais fait adopter et retombait obstinément tout de long sur le côté. En définitive, si cela lui plaisait tant de le laisser ainsi, pourquoi la contrarierais-je pour des broutilles, m’étais-je dit en activant les quelques braises restantes du feu ouvert. J’ai rapproché ensuite le divan d’un bon empan mais pas davantage : la faire flamber n’aurait pas été bien malin ; j’avais déjà flambé assez d’argent pour l’acquérir, n’est-ce pas ?, humorisai-je à notre seule intention. Croyez-moi ou non : j’ai cru apercevoir un mince sourire se dessiner sur ses lèvres. Le génie malin de son créateur était tel qu’on pouvait attribuer à son œuvre n’importe quelle expression.
Sans prévenir, je lui filai une claque recto verso sur la cuisse, ni trop amicale, ni trop dominatrice, en épiant la moindre réaction de son visage. Je voulais vérifier une hypothèse qui m’avait effleurée et, de fait, une lueur étonnée sembla traverser les pupilles pour marquer sa désapprobation tandis que les lèvres frémissaient très imperceptiblement, comme un cri naissant de sa gorge.
Satisfait de ce que j’avais cru déceler, j’allai déboucher une bouteille avant de me vautrer dans le fauteuil d’en face. La rasade de vin, pompée à même le goulot, me donnait du sang neuf et, pour inaugurer nos noces, je l’invitai à trinquer une lampée avec moi. Ma petite esclave ne la refusa pas mais ne l’accepta pas non plus : ses lèvres demeuraient résolument closes et la bibine lui dégoulina des babines pour finir en chute sur ses seins. Dépité comme j’étais, je lui essuyai longuement le menton, et surtout la poitrine, afin que le bois ne se tâchât pas. Mes caresses indirectes la laissaient froide et distante ; pour tenter de nous rapprocher, je n’avais plus qu’à la contempler à distance et lui porter un toast.
Un je ne savais quoi me dérangeait en elle et j’entamai déjà la seconde moitié de mon divin breuvage sans parvenir à cerner la question. Ce fut dans le cul de la bouteille que je trouvai une ébauche de réponse. C’étaient ses gants noirs sur son corps nu qui étaient incongrus, me disais-je, et même quelque peu obscènes, comme une femme qui ôterait sa petite culotte mais conserverait son soutien-gorge. Je me penchai en avant et m’emparai de sa main gauche, celle qui tout à l’heure n’avait guère été docile. Le gant glissa des doigts avec une facilité déconcertante et je restai dans l’expectative car, du bout de mes propres doigts, ma main semblait renifler la chaleur de la sienne. C’était une idée ridicule et, par ailleurs, lorsque j’effleurai la rondeur de son sein, je retrouvai la même tiédeur, puis sur la cuisse pareillement. Toutefois, la chaleur, que dégageaient les bûches crépitant joyeusement à un mètre de nous à peine, expliquait en partie ce phénomène et, par la même occasion, me rassurait sur mon état mental.
L’autre gant s’étira à l’identique sur la menotte aux ongles si merveilleusement peints qu’ils n’en paraissaient que plus vrais.
Shéhérazade
avait un charme fou qui me rendait un peu cinglé, il me fallait bien
l’admettre, par Satan ! Mais, à l’aube de ce nouvel amour
invraisemblable, voilà qu’en quelques heures je me sentais rajeuni
de vingt ans. Ensorcelé ou pas, j’allai m’agenouiller à ses
pieds, les genoux mortifiés sur le carrelage et le front haut levé
en quête de bénédiction. La sorcière parut apprécier
l’hommage et j’étais ravi de son apparente complicité à me
laisser cueillir sur ses lèvres un brin de jouvence.
Sa jambe pliée retomba lourdement sur le divan quand j’atteignis mon but. Cela me sembla normal car, en définitive, cette mousmé n’était rien d’autre qu’un pantin désarticulé. Néanmoins, je restais persuadé que ses petits seins arrogants pointaient à mon approche et que, de son ventre rond, émanait un ronronnement rauque de chatte en chaleur.
Pas une seule seconde, je n’ai douté de ma raison et que cela ne soit qu’une illusion ou non m’importait peu en ce moment ; il m’était tout simplement devenu impossible de rouvrir les yeux pour me regarder en face, tant ma triste réalité d’infortune s’effaçait en la présence de mon trop merveilleux mannequin.
Car, comme chez toute femme amoureuse et normalement constituée, le sexe de Shéhérazade accueillit mes doigts avec une inclination à m’offrir davantage. Elle m’affolait, assurément, et j’ai cru un moment que le sculpteur aurait ingénieusement creusé les organes à l’intérieur de l’ouvrage
Bien sûr, l’artiste avait déçu mon attente. Cela me mettait en rage, peut-être par dépit et, sans doute pour contrer ma crédulité, c’est le pantin ridicule qui écopa d’un brutal coup de boule. Bien mal m’en prit car sa tête était effectivement dure comme du bois. J’étais excédé, excité et excédé, si bien qu’une gifle surgit encore de nulle part, et plus prosaïquement du revers de ma main gauche dont le poignet émit un léger craquement en atteignant la poitrine de la catin. Une vive douleur s’empara de mon bras tout entier. Cette fois, j’avais les yeux bien ouverts, contrairement à ceux de ma marionnette. Protégez-moi, mon Dieu !
De mon membre valide, je l’arrachai du divan pour la jeter au sol et son corps disloqué se ramassa tandis que je la bourrais de coups de pieds, afin qu’elle saisisse une fois pour toutes que j’étais son maître, le seul et l’unique. Je ne savais trop pourquoi ou en quoi cette chose inspirait en moi une violence indescriptible qu’on ne peut pas vraiment apparenter avec de la passion.
Dans mon effervescence à prouver je ne sais quoi à je ne sais qui, je me cognai comme une mouche à tout ce qui m’entourait. Plus que jamais, je comprenais le sens de l’expression « être hors de soi ». La table basse valsa aux cent mille diables. Ma cheville en prit un coup et la bouteille de vin valdingua pour éclater contre mon tibia. La douleur me faucha en plein vol : je m’écroulai d’un bloc sur la pantine, nos membres disloqués s’étaient emmêlés en pagaille et, sous moi, la garce était ouverte en croix.
Des tessons de bouteille nous encerclaient mais je m’en souciais alors comme de mon premier bouton de culotte pour plutôt déboutonner mon dernier. Je la plaquai sur le sol et extirpais déjà ma verge affolée qui sautilla dans ma main comme un génie hors d’une lampe.
Je la pris d’abord de face, le gland fermement manipulé dans son entrejambe. Elle s’abandonnait, la vicieuse. Sa tête ballottait de gauche à droite sous mes coups de buttoir et c’est comme si je l’entendais soupirer de jouissance. Son squelette de bois s’agitait de soubresauts et je ne tardai pas à éjaculer sur son ventre qui vira, sous ma gelée, vers un ton nettement plus foncé.
Elle en redemandait, la débauchée. Je la retournai sur le ventre. Son petit cul était un vrai régal et j’abusai d’elle une seconde fois, sans avoir perdu le moindre centilitre de vigueur. Ses formes voluptueuses réveillaient l’être primal qui sommeillait au fond de moi. Je forçai son squelette désinvolte à se redresser sur les genoux, puis guidai ses bras pour qu’elle s’appuyât des deux paumes sur le tapis.
Cette position de chienne résignée me convenait à la perfection. Que Dieu m’en pardonne, je violentai ses splendides fesses pas si innocentes qu’elles en avaient l’air, pétrissant ses jolis petits seins de vierge lubrique tout en la pilonnant vigoureusement. Un second orgasme me ravagea - la bordée fut aussi mielleuse que la précédente - et je me mis à hoqueter. De fait, je ne maîtrisais plus le tremblement de mon échine et j’aurais pu soulever son corps tout entier du bout de mon sexe. Mes jambes ferraient les siennes, dont les cuisses enveloppaient mes attributs comme un casse-noix. La comparaison n’était pas exagérée car, dans un ultime sursaut, les deux morceaux de bois m’avaient cruellement mouliné les castagnettes.
J’hurlai, ni plus, ni moins et, sous la douleur aigüe, je n’étais plus maître de personne, ni de moi-même. Shéhérazade, elle, jugea préférable sans doute de feindre l’innocence. N’empêche que, entré dans une rage folle, j’étais en train de la cogner partout où je pouvais l’atteindre et c’est dans la manœuvre désordonnée de mon unique bras valide que son crâne s’arracha subitement du buste, roula par terre comme un ballon pour atterrir finalement dans le feu.
Les cheveux s’enflammèrent illico et, le temps que je reprenne mes esprits, les flammes léchaient déjà le vernis du visage.
Je me retrouvai, l’air hébété, avec un corps sans tête sur les bras, un poignet foulé – brisé peut-être – et un sexe mortifié, mou et douloureux, tandis que le feu entamait avec gourmandise ce qui n’était à présent plus qu’un vulgaire bout de bois.
Dans l’assaut, les débris de la bouteille de vin ne m’avaient pas épargné. Un petit éclat du cul de verre était d’ailleurs encore planté dans mon mollet gauche et d’autres entailles sanguinolentes sur l’aine et le bras se rappelèrent à mon bon souvenir.
J’ai arraché du bout des ongles la saloperie qui squattait ma jambe, puis, en sautillant pour maculer le sol le moins possible, je suis allé farfouiller d’une seule main dans le tiroir de la cuisine qui faisait office de pharmacie. Déconvenue : plus une goutte d’antiseptique et moins encore de pansement-sparadrap. Pas encore remis de mes émotions, je plaquai des papiers essuie-tout sur les blessures jusqu’à ce qu’elles cessent de pisser, tout en invoquant Dieu et ses saints pour comprendre ce qu’il m’arrivait.
En fait, je ne disposais plus d’aucun budget pour m’acheter l’autre poupée, par exemple celle qui ressemblait vaguement à une vamp, et j’étais sûr que Kébir ne serait pas d’accord de m’en vendre uniquement la tête pour une somme modique.
Au pire des cas, peut-être accepterait-il de se défaire pour un prix raisonnable de l’horrible tête de porc.
A la longue, je m’y accoutumerais sans doute et puis, la prendre en levrette ne nécessitait pas vraiment d’avoir un joli minois, n’est-ce pas ?
FIN
Commentaires
Enregistrer un commentaire