par Bernard Guilmot [via Lewis Carol]
« J'ai beaucoup aimé cette nouvelle, une écriture vive, l'ambiance étrange, glauque, est superbement décrite, les images se superposaient à l'écrit. Je ne suis pas une critique avertie, mais la lecture est mon pain quotidien. J'en lirai volontiers d'autres… ».
CHANTAL MORAX
Comme d’habitude, la perspective de rencontrer l’assistant social qui se préoccupait un peu trop de mon cas me fichait une sacrée paranoïa durant toute la quinzaine qui précédait notre entretien. Nos rendez-vous en tête à tête étaient rares, quoique programmés tout au long de l’année, car une commission d’êtres invisibles se devait de réviser les dossiers personnels plus ou moins tous les six mois. Comme quiconque, du reste, qui s’est hissé un peu par hasard à l’échelon social entre celui du chômeur et du carton du clochard.
Pourtant, c’était un homme bien plus intéressé par mes éventuels problèmes que mandaté pour me coincer sur le fait. Il n’empêche que je le voyais comme un mirage, à toute heure et un peu partout dans le quartier, l’œil aux aguets, l’oreille dressée, comme si le cercle de ses recherches se concentrait peu à peu sur ma seule et unique personne. Parfois, il entrait bizarrement à ma suite dans le supermarché (ou pire : il semblait m’y attendre !) et il me fallait alors effectuer un fameux slalom entre les rayons, mes bouteilles cachées derrière le dos, à seule fin d’éviter de tomber nez à nez et de devoir justifier mes dépenses, surtout si je m’étais laissé aller à choisir les meilleurs crus. D’autres fois, il empruntait inopinément le même trottoir que le mien, toujours lorsque j’étais en tendre compagnie et que je m’abandonnais à quelque épanchement amoureux, alors que j’avais déclaré habiter seul et ne bénéficier de l’assistance de personne ni d’aucun organisme autre que celui de l’Etat, signature à l’appui. Des fois encore, j’avais le sentiment qu’il s’était caché à l’abri d’une cabine téléphonique pour chronométrer le temps que je passais au bistrot plutôt qu’à la recherche d’un emploi. Enfin, il tenait un stand à chaque brocante du quartier et, toujours, comme s’il voulait m’appâter, vendait systématiquement l’un ou l’autre objet susceptible de m’intéresser mais pour un coût tel que je ne pouvais décemment me l’offrir qu’à la seule condition de lui expliquer comment j’avais autant d’argent à ma disposition. Où que j’aille, j’étais piégé et, en vérité, émarger au Minimum de Moyens d’Existence octroyé grâce à la chère solidarité de ceux qui travaillent, c’est gagner des devoirs et perdre la plupart de ses droits. C’est acheter une aide de misère au prix de sa dignité. Et mes ennuis personnels, tout comme l’approche de la fête d’Halloween, n’étaient bien entendu pas là pour apaiser mes angoisses.
Aussi, au fur et à mesure que s’approchait la date fatidique de notre rendez-vous, je me terrais chez moi et n’en sortais que si cela était strictement nécessaire, par exemple pour me ravitailler en alcool ou pour une boite démarquée de choucroute garnie. Je trottinais alors à pas fantomatiques jusqu'à l’épicerie la plus proche et, avec un regard circonspect, posais mes achats le plus discrètement possibles sur le comptoir, ce qui éveillait inévitablement quelque question. Quelle honteuse malversation avais-je donc bien pu commettre pour paraître aussi suspect ?
Je ne me glorifiais pas d’être un personnage recommandable mais j’avais bien peu de pêchés inabsolvables, principalement celui d’écrire des textes un peu salaces et accessoirement ceux d’abuser un peu d’alcool, de fricoter à l’occasion avec des femmes mariées et d’apprécier comme un épicurien la chair tendre et fraîche. D’aucuns m’accusaient aussi d’avoir une propension pour la duplicité, le mensonge et quelquefois pour la mythomanie, auxquels je préférais nettement le terme de paramnésie, entre autre parce qu’il est peu connu et n’a guère de connotation négative, et surtout parce que cela me permettait d’expliquer, de long en large et à tout un chacun, qu’il s’agissait d’un trouble bien banal de la mémoire, qui rend ardue la localisation temporelle des souvenirs, qui mène à certaines formes de fabulation ou qui donne au lecteur une singulière impression de déjà-vu.
En fait de déjà-vu, j’avais épongé ce jour-là - après avoir subi une matinée à attendre mon tour de manège dans le bureau du Centre Public d’Aide Sociale - une pleine bouteille de vodka en tapotant sur mon clavier d’ordinateur une dizaine de pages particulièrement croustillantes et plus ou moins bien torchées. Je jubilais d’être arrivé à bout, en quelques semaines à peine, d’une septantaine d’in-quartos. Ma retraite paranoïaque avait eu pour effet pervers de me rendre excellemment productif et j’en étais presque à bénir mon assistant social favori.
Déjà fin saoul, je m’enivrais davantage de bilans inutiles mais statistiques du genre 500 paragraphes, 3500 lignes, 40000 mots et 200000 caractères. Cela semble ridicule. Néanmoins, pour un auteur débutant comme je l’étais, la quantité primait dans un premier temps sur la qualité. C’était l’assiduité qui prévalait sur la pertinence. C’était alors que l’on se sentait véritablement muer de scribouilleur à écrivain. Bref, j’étais épuisé ce soir là, mais regonflé à bloc.
Tout en contemplant quelques lignes de mon chef-d’œuvre, je m’étais peu à peu assoupi, les mains en guise de repose-menton et les coudes plantés devant l’écran.
J’ai frôlé la gloire posthume quand j’ai été secoué par une citrouille débonnaire vêtue de bric et de broc comme un épouvantail. J’avais le cœur bien accroché mais il avait bien failli tomber du porte-manteau cette fin d’après-midi là. De fait, je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même : je ne m’enfermais jamais à double-tour dans mon appartement.
L’œil vaseux et une botte de paille dans la bouche, après avoir gesticulé comme une mouche emprisonnée dans une toile, je suis enfin revenu à moi, ou plutôt à elle. Cette irruption sans crier gare, ajouté à mon taux d’alcoolémie dans le sang, m’avait rendu de méchante humeur. Je me mis à la tancer d’importance. « Britney, tu m’emme-e-erdes ! », criais-je à l’emporte-pièce, « ... Je croyais que nous nous étions bien mis d’accord pour que tu ne viennes plus chez moi ! ».
Le potiron s’inclina sur la gauche, d’un air déconfit. Une voix lugubre et psalmodiante me parvint d’outre-halloween : « Sorry, Alfred de Musset, donne-moi quelques bonbons ou bien je cass’ ta maison, donne-moi un peu d’argent ou bien je te cass’ les dents, donne-moi ça de bon cœur, ou tu mourras sur l’heure... ».
C’était la première fois que Jessica me montrait son vrai visage d’adolescente, petite fille qui prend des grands airs et jeune femme fragile à la fois. Je le lui ai dit car, en passé quarante et des ans de vie, j’avais appris qu’exprimer mes sentiments en temps réel était un excellent moyen de faire disparaître ma colère. « Dites-moi tout de suite que j’ai une gueule de dégueulis ! », fit-elle aussitôt, passablement vexée.
Nous étions donc le 31 octobre et la nuit d’Halloween ne faisait que commencer, comme un coup de pied dans un sac de billes.
Son déguisement était d’une banalité navrante et, moi, je n’avais qu’une mine de déterré, un œil encore gonflé par un vieil hématome, deux côtes en voie de guérison, des pieds éternellement souffreteux et la démarche chaloupée de marin mis à quai pour faire bonne mesure. Elle suait sous son casque caoutchouté - un sauna, quoi !, grinchait-elle -, mais le supporta avec entêtement jusqu'à l’arrivée du tramway, bondé comme un cimetière. Le conducteur lui-même portait un masque verdâtre en carton, avec la tronche d’Isabelle Durant, l’actuelle ministre des Transports. « C’est une manifestation spontanée et ludique soutenue par tous les travailleurs du secteur ! », expliquait-il à tout va sur un ton de syndicaliste convaincu, « Le but est de lui faire prendre conscience que... », mais, poussé vers l’intérieur de la voiture par une famille Adams, j’ai perdu la suite de sa harangue. De toute manière, la politique n’était pas ma tasse de thé... vert. Je votais pour les écologistes par habitude et parce que je trouvais qu’ils avaient une bouille plus proche de la mienne que les pharaons des autres partis.
Nous sommes restés debout, elle avec sa tête de citrouille sous le bras et moi cramponné à une barre comme à un bastingage. Une Marylin à l’air cadavérique, mais deux fois plus grosse que Monroe, s’acharnait à me crucifier les pieds de ses talons aiguilles et Jessica était empalée par deux fourches noires en plastique, dardées par des diablotins grimaçants dont la discussion criarde tournait autour du hasard d’avoir choisi le même costume. Ecrasé par mon étouffant voisinage, je n’avais que la solution de respirer par la bouche et de distiller ainsi un halo de vapeur éthylique. J’ai réussi seulement à faire fuir une sorcière qui n’avait pas pris la peine quant à elle d’enfiler un déguisement.
Dans le brouhaha joyeux des usagers en liesse, il aurait fallu hurler pour se comprendre. Je restais muet comme une tombe, le cerveau défenestré par mes orbites. L’air manquait cruellement dans ce cercueil de métal roulant et j’aspirais mon content de goulées à chaque arrêt, à chaque ouverture des portes.
Je n’avais jamais été aussi heureux de voir poindre la Porteuse d’eau de la Barrière de St-Gilles où nous devions descendre. Je me suis jeté hors du tram comme un diable monté sur ressort et surgissant d’une boite à surprises.
Pour me convaincre de la suivre à cette bombe, Jessica avait déployé tous les charmes possibles de l’enfer, et, comme je m’obstinais à refuser parce que les fêtes et moi c’était comme chocolat et camembert, elle n’avait pas trouvé mieux que faire vibrer ma fibre paternaliste et, bien que je me maudissais de m’être ainsi ramolli, je me retrouvais à présent en train de descendre cette chaussée cahin-caha. La fraîcheur automnale du soir me dégrisait à chaque pas mais je comptais bien remonter la pente en m’arrimant au bar pour toute la soirée. « Venez ! », dit-elle enfin en me tirant sous un porche, ténébreux comme il se devait, pour aboutir, après un court sentier comme un chemin de croix, à l’entrée d’une salle gigantesque, illuminée en cathédrale, dont les bougies, cause de sécurité, étaient en verre et électriques ; l’orgue assourdissant avait été mis au rancard par le dernier requiem de Madonna. Personne n’est parfait.
Il n’y avait pas grand monde. « Il est tôt ! », m’expliqua Jessica comme si ce constat embêtait l’être asocial qui m’ensommeillait de pied en cape. Je repérai le bar sur notre droite tandis qu’elle m’entraînait dans la direction opposée, vers une nuée de freux becquetant avec une systématique préméditée les longues tables dressées de pommes chips, de gâteaux, de biscuits et d’autres saletés du genre colorées à l’encre de seiche ou tomates pour célébrer la nuit.
Notre arrivée marqua une pause, mais les maquillages terrifiants faisaient grincer les sourires, si tout au moins sourires il y avait. Je pestai parce que je savais que j’allais faire les frais d’une présentation en règle. « Mon père, Léo ! », m’assena ma citrouille détestée entre toutes, « ... Il s’est embarqué dans un long périple autour du monde, mais il a tenu à faire escale en Belgique pour la Saint-Halloween... ». Son bras, broyé par les cinq doigts de ma main gauche, doit sans doute à ce jour porter encore quelques traces. J’étais vert de rage mais la couleur de mon visage s’accordait parfaitement à l’environnement. « ‘Jour, M’sieur Malet ! », ai-je cru entendre de la bouche d’un frotte-manche, qui avait singulièrement manqué d’imagination pour se limiter à commémorer Scream, quatrième et ultime épisode. Je n’accordai pas une seconde d’attention supplémentaire à cette poignée d’adolescents débiles. « Avance... », intimai-je à ma pseudo-fille en la poussant plein sud vers le bar, fermement décidé à lui faire une fête bien différente de celle qu’elle me faisait subir.
Deux vampires de belle allure nous ont coupé la route en portant un cercueil grandeur nature. Dedans, un comparse fardé de blanc faisait le mort, les mains posées sur la poitrine. Il jouait bien, le drôle, on voyait à peine qu’il respirait.
« T’es complètement dingue, Britney ! », la sermonnai-je tout en commandant une bière au Frankenstein derrière le bar, « Quel numéro tu me fais, là ? ».
Elle soutint mon regard glacial et se mit à fredonner Nobody is perfect, en choeur avec Madonna qui dégoulinait des baffles comme une chute d’eau métallique.
Je la secouai aux épaules, à l’instar d’un père irrité et fâché. « J’ai une envie démesurée de te flanquer une gifle... », grondai-je encore afin de me calmer. Elle demanda avec assurance un whisky-coca et Frankenstein sembla hésiter à la servir. Avait-elle seulement dix-huit ans ? soliloquaient ses vis grotesques collées sur les tempes. Il m’a alors longuement regardé dans le blanc des yeux et a haussé les épaules. Est-ce le père ou l’amant ? était-il clairement écrit sur le phylactère au-dessus de son crâne rasé. J’ai bien failli réduire les espoirs du docteur Frankenstein à néant en me ruant sur son immonde créature pour lui fermer définitivement le clapet, aussi muet fut-il. En effet, je n’étais ni l’un ni l’autre et cela m’était complètement égal que cette gamine se farcisse d’une overdose de whisky-coca.
Quelques extra-terrestres envahirent la salle en couinant, suivis d’une bande de squelettes armés de faux en caoutchouc. Apparemment, cette année, chaque membre d’un groupe semblait atteint d’un conformisme de bon aloi. Je n’ai jamais fort apprécié l’originalité de masse. Cela me rappelait...
Jessica m’empêcha de muter en vieillard se penchant avec nostalgie sur son passé. « Vous ne connaissiez peut-être pas mon nom de famille... Je m’appelle Malet, Jessica Malet ! », murmura-t-elle en se rapprochant de mon oreille, puis, après une gorgée comme un coup de dent, « Et vous ne savez certainement pas que Malet est aussi le nom de ma mère... ». Ceci expliquait cela, en partie tout au moins. Un jour, à cause de cette stupide gamine, je serais jugé et enfermé, non seulement pour abus et détournement de mineure, mais encore pour inceste virtuel et exercice d’autorité.
« D’ailleurs, la voilà ! », poursuivit-elle en secouant la main vers une personne vivante qui se tenait sournoisement derrière mon dos.
J’ai été fort lent pour pivoter sur moi-même, comme si une apparition d’outre-tombe de plus allait me faire vaciller de mon socle. Ce ne fut pas bien loin de la réalité.
Le long filtre doré de la cigarette que cette femme pinçait entre les lèvres et l’œil à moitié clos derrière le filet bleu de la fumée furent la toute première image que je retiendrais d’elle.
« Ma mère, Eva ! », annonça Jessica comme à l’entrée remarquable, et remarquée, d’une archiduchesse. « Maman, voici le vieil homme dont je t’ai parlé, Léo, Léo… Malet ! », continua-t-elle sur un ton d’animatrice un peu peste d’un plateau télé.
J’ai appuyé le coude au bord du bar pour ne pas m’effondrer. Se dressait devant moi une poitrine opulente, ferme et d’une rondeur parfaite, dont je n’étais séparé que par une portée de main, et la couche dérisoire du tissu d’une blouse, si moulante et au décolleté si vaste que, ambiance aidant, j’aurais volontiers pactisé sur le champ avec n’importe quel diablotin.
« Bonsoir ! Pas mal, votre déguisement ! », dit-elle d’une voix quelconque, ce qui me permit de revenir au purgatoire, « Je vous croyais moins âgé... ». Et elle éclata aussitôt de rire en agitant sa cigarette comme un hochet. « Excusez-moi, je suis terriblement maladroite... », continua-t-elle, « Je voulais dire que j’ai toujours pensé que vous n’étiez pas un sombre vieillard, comme le prétendait cette petite espiègle de Jessica ! ».
« Pour ma part, il m’est difficile de croire que vous n’êtes pas plutôt la sœur aînée de cette petite... peste de Jessica ! », répondis-je bêtement, en verve subite de civilité.
Jessica me prit de court : « La petite peste espiègle vous laisse à vos roucoulades... Monsieur Léo Malet se fera certainement un plaisir d’offrir un verre à Madame Malet, n’est-ce pas ? ».
Instantanément complices, nous avons suivi du regard l’adolescente qui rejoignait déjà sa bande. Finalement, elle était la seule citrouille vivante des alentours.
Eva Malet s’abandonna aussitôt aux inachevables confidences : « Je l’adore... Le seul moment où elle m’a rendu la vie difficile a été sa crise d’adolescence, plus ou moins entre douze ans à quinze ans... Elle ne supportait absolument pas que je puisse avoir une vie amoureuse et ça a d’ailleurs brisé mon second mariage... Par la suite, après les séquelles du divorce, j’ai le sentiment que, prise de remords, elle n’a eu cesse de jouer pour moi au rôle d’entremetteuse... Ainsi, je parie qu’elle nous a scié tous les deux pour que nous venions à cette fête afin que nous puissions nous rencontrer... Vous n’êtes d’ailleurs pas le premier... Mais ne vous inquiétez pas pour votre liberté et, ceci dit sans aucune impolitesse de ma part, je vous avouerai que vous n’êtes absolument pas mon type d’homme ! ».
Je me retrouvai sous le mégot de cigarette qu’elle écrasait avec soin dans le cendrier. Il me devenait préférable de changer de conversation plutôt que de reluquer davantage son anatomie avec, en bouche, le goût maussade d’un paradis perdu. « Jessica n’a pas eu de père de remplacement ? », fis-je d’un ton badin. Elle alluma une ixième cigarette, les yeux rivés au plafond : « Kaas, mon second mari, en était incapable... Nous étions très complices, lui et moi, mais nous ne sommes jamais parvenu à vivre un trio. C’était lui et moi, et elle et moi, alternativement... Vous saviez qu’elle n’a jamais connu son père ? ».
« J’ai cru comprendre ça depuis ce soir seulement... », répliquai-je avant de lui demander ce qu’elle désirait boire.
Ma vessie commençait à crier au supplice. J’hésitais à la quitter un instant et risquer de la perdre définitivement. Bien sûr, cela aurait été bien pire si j’avais pissé dans mon froc. Je ne savais comment ne pas la faire fuir en lui marquant mon profond intérêt. Finalement, à deux doigts d’exploser, je jouai mon va tout : « Permettez, Eva, je reviens dans un instant. Mais promettez de m’attendre : disons que vous m’avez peut-être fait plus d’effet que moi-même je vous en ai fait... ». Elle ne parut pas sur le point de disparaître mais sa réponse manquait à mon sens de clarté : « Vous savez, à part les deux vampires couvant leur cercueil, je pense que nous sommes ici les seuls à avoir passé l’âge de l’adolescence depuis longtemps. Il doit d’ailleurs bien s’ennuyer, leur copain, à rester ainsi immobile dans son linceul. Vous pensez que ce sont des acteurs rémunérés à la prestation ? ».
L’un des vampires m’avait suivi aux toilettes. Il avait une splendide perruque noire qui, avec le jabot immaculé autour du cou, conférait à son visage blanc et aux sourcils marqués un air hiératique tout droit surgi des meilleurs films fantastiques.
Cela avait d’ailleurs toujours été l’un de mes challenges : écrire un scénario d’horreur bien sanglant. Mais à ce jour je n’y étais pas encore arrivé, par manque de modèle vivant sans aucun doute.
Le personnage était en train de vérifier son maquillage dans le miroir, un crayon noir au bout de longs doigts presque féminins. « Vous êtes un trio d’acteurs rémunéré à la prestation ? », demandai-je tout en pissant dans la cuvette. « Oui... en quelque sorte ! », fut la réponse lugubre qui me parvint des lèvres vermeilles. Je scrutai ses yeux froids.
Il me rappelait vaguement une personne de ma connaissance, ou peut-être un acteur de cinéma.
Nous sommes sortis ensemble des toilettes. Il m’a carrément bousculé pour passer le premier, sans la moindre excuse. J’ai même cru un instant qu’il avait déchiré un pan de ma veste.
D’autres bandes de jeunes gens avaient envahi la salle, l’incontournable famille Adams, des draps blancs en pagaille, des Draculas et Dracruellas en veux-tu en voilà, et enfin quelques citrouilles et potirons à en faire pâlir Jessica. Des téléphones portables grésillaient de-ci de-là comme des notes incongrues et diverses vapeurs de hash, marie-jeanne et de shit se mêlaient à celles de l’alcool et du tabac froid.
En repassant devant le cercueil ouvert, je remarquai combien la tache de sang sur la poitrine était d’un réalisme écoeurant. Plus moyen d’envisager de manger un spaghetti avec ce dégoulinis-là en face des yeux ! A mon avis, il ne s’agissait que d’un mannequin. Le teint cireux du visage confirmait d’ailleurs mon opinion. Pour un rôle aussi peu mobile, il aurait été bien ridicule de monopoliser un acteur et de l’astreindre à une telle performance.
Peu m’importait, du reste, mais c’était le seul genre de réflexion qui m’était disponible sur le retour des toilettes, d’autant plus que je devais me rassurer du coin de l’œil qu’Eva m’attendait encore au bar. Je lui avais tendu une perche et, pour paraître nonchalant, quelque peu désabusé et avec un soupçon d’indifférence, je me devais de traverser la salle le plus lentement possible. Cela me donna également l’occasion d’admirer ses longues jambes fuselées, tendues à présent sur un tabouret comme deux opinels en érection.
« Ce sont effectivement des acteurs ! », confirmai-je en la rejoignant.
Eva parut leur jeter un regard vague par-dessus mon épaule. « Pourquoi vous obstiner à utiliser des pseudonymes ? », me lança-t-elle à brûle-pourpoint, « Pour vous donner un genre ? Par souci de rester incognito ? …
Peut-être même parce que vous êtes recherché par la police... Quel crime avez-vous donc commis, Léo le malin ? ».
Je me demandai si elle était au courant de ma liaison avec sa fille, le plus souvent téléphonique s’entend. Nous bavardions de tout, de rien, de nos romanciers favoris, du temps, de sexe parfois mais sans que cela fût ambigu, bref, de notre quotidien. Je la rassurai donc, tout en cherchant Frankenstein d’un œil torve : « Mon seul pêché est d’écrire des histoires un peu salaces, mais je ne risque pas grand chose puisque je ne suis pas encore édité »,. « Et... est-ce autobiographique... ? », s’enquit-elle en penchant ingénument le menton vers le sol, c’est-à-dire en évitant mon autre œil.
« Quelle réponse aimeriez-vous entendre ? », répliquai-je avec le ton pervers que j’adoptais envers sa fille, par téléphones portables interposés.
Elle releva lentement la tête et riva les yeux à hauteur de ma poitrine. « Léo, je crois que… », commença-t-elle, sans trop vouloir poursuivre, apparemment.
Dans la vie comme en écriture, j’ai toujours privilégié les sens de la vue et de l’intuition, bien plus que les autres. « Je vois ou je pressens ce que vous voulez dire... » est plus clair à mes yeux que « J’entends bien... », « Je sens… » ou « Vous touchez là à... ».
Et, précisément, lorsqu’Eva s’attarda sur ma poitrine, l’air horrifié, j’ai capté aussitôt qu’il y avait tout autre chose dans l’air que mes tergiversations.
En effet, les minuscules taches de sang que je comptai sur ma chemise n’étaient pas qu’un détail réaliste sur un quelconque déguisement.
Ma première réaction a été de plonger la main sous le pan de ma veste, me pressant le sein d’une paume inquiète. Je n’y ressentais aucune douleur. Mais, lorsque j’ai ressorti mes doigts relookés de sang en partie coagulé, j’avoue que j’ai été pris de panique. C’était apparemment dans ma poche intérieure que cela se passait : j’y devinai le manche d’un couteau et faillis bien m’entamer les doigts sur la lame qui avait transpercé le tissu et visait ma ceinture.
Eva avait évidemment perçu mon désarroi. Elle émit un petit cri solidaire, pas plus fort que celui d’une porte qui grince, aussitôt étouffé par la sérénade dégoulinante d’une lolita émergeant des baffles comme un miel délictueux. Ce sirop me remit le disque dur en place et, sans aucun à-propos, la seule chose que je me suis dite à cet instant était que cette sacrée gamine rivait définitivement le clou aux barbies blondasses, barbantes, bandantes et clonées d’Oncle Sam.
Même si j’en oubliais mon propos, ce n’était pas le moment de pinailler musique car, en fait de souris clonées, Britney ou Jessica, comme on voudra, me posait une main impatiente sur l’épaule. «... J’ai un scoop ! » dit-elle, la mine défaite, « Le cadavre du cercueil, il est plus vrai que nature ! Et, de plus, est-ce que vous avez remarqué qu’il… ? ». Je l’accrochai par le gras du bras, comme d’habitude. « On se tire ! », ai-je ordonné et, malgré mon ralentissement éthylique, j’eus le réflexe immédiat de prendre sa mère par la main pour l’inciter à nous suivre sur le champ.
Bien entendu, les deux vampires étaient à présent loin de leur funeste équipage.
La ligne de tram me paraissait au bout du monde et l’attendre nous mènerait à coup sûr au bout de la nuit, étais-je en train de me morfondre.
En effet, dans la poche intérieure de ma veste, l’arme du crime commençait à me peser sur le cœur. Je regardai d’un air circonspect le type qui déambulait sous l’aubette de l’arrêt en compulsant de temps à autre l’horaire de la ligne 18. Sa bobine me disait vaguement quelque chose, à moins que lui aussi fût déguisé. Eva et lui se saluèrent d’un sourire éteint, une vague connaissance sans doute. Cela me rassura quelque peu mais, néanmoins, je profitai d’un moment où il s’éloignait pour fouiller ma poche coupable. J’en extirpai un splendide Laguiole chromé dont la lame était à peine repliée : la lumière laiteuse du soir nous confirma avec effroi qu’elle était effectivement souillée de sang.
Sans réfléchir, je le lançai violemment dans le caniveau. Ces coûteux couteaux m’avaient toujours fasciné mais ce n’était pas pour autant que je collectionnerais celui-là.
Nous étions tous trois dans un état que dix pages supplémentaires auraient bien peine à couvrir. En bref, je ne pouvais, je ne voulais pas rester seul ce soir. Ca tombait bien : mes deux acolytes non plus, de toute évidence.
Le bonhomme est repassé pour la centième fois devant nous en nous lançant un coup d’œil bienveillant comme si nous étions la petite famille adorable qu’il avait toujours désiré avoir. C’était une fois de trop car, cette fois, il s’était subitement arrêté au bord du trottoir en scrutant le caniveau. Nous l’avons vu se baisser. Nous l’avons vu prendre le Laguiole dans le caniveau. Nous l’avons vu se retourner lentement dans notre direction.
Il ne ressemblait pas (ou bien peu) à mon salopard d’assistant social et, en fait, à personne d’autre de ma connaissance. Il n’avait d’ailleurs pas d’autre signe particulier que le fait de porter des gants de fin cuir noir.
« Vous avez perdu quelque chose ! », grinça-t-il en me tendant le couteau légèrement déployé comme une accusation, tandis que sa voix n’éveillait en moi qu’une bien vague paramnésie.
« Vous devriez y effacer vos empreintes ! », susurra-t-il encore, tandis que, enfin, les roues du tram 18 grinçaient sur leurs rails en tournant autour de la place.
FIN
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