6 - Le chat millionnaire

[via Lionel Flamand]


1.



C'est un dernier jour ouvrable du mois comme tant d'autres et il pleut, comme d'habitude. Aux abords de la Gare du Nord, passée l'enfourchure de la rue d'Aerschot et de la rue de Brabant, mon chemin de croix mensuel de chômeur se trace inéluctablement sur les trottoirs caduques des rues sombres aux noms étrangement champêtres, comme la rue de la Rivière, la rue de la Prairie, rue Verte, rue de la Chaumière ou encore rue des Plantes. Est-ce parce que de bien belles plantes carnivores s'y pourléchent les babines aux vitrines des rez-de-chaussée ?



Comme à l'ordinaire, je me faufile entre mes pairs bouchant l'entrée de la CAPAC et me débarrasse en hâte de ma carte de contrôle C3A - dûment estampillée, signée et datée - dans l'urne attribuée à cet effet, en songeant comme à chaque fois que, pour peu qu'un imbécile y jette par mégarde ou vandalisme un mégot de cigarette, mes maigres allocations ne tomberaient pas providentiellement sur mon compte bancaire dans une dizaine de jours comme autant de siècles et que m'attendrait alors un trop coutumier chemin de croix. Il n'y a décidément pas que le travail qui soit source de stress !



Il ne me reste pas en poche de quoi m'offrir une boite de boulettes pour chat et, moins encore, pour espérer un dixième de seconde d'extase entre les tiges de la plante blonde qui vient de m'adresser une œillade évocatrice au travers de l'une des vitrines fluorisées de la rue. Essoufflé par mes sombres pensées qui se bousculent, je réponds à l'invite vénale de la jeune femme par un regard vague et rêveur. Elle, au moins, ne chôme pas et ne connait pas de fins de mois difficiles… En vérité, que suis-je d'autre qu'un vieil allocataire social qui pue en ce moment le chien mouillé ? Et elle, qu'est-elle d'autre qu'une pauvre fille à l'accoutrement outrancier plus écœurant qu'excitant ? Ça fait si longtemps que je ne crois plus en la solidarité des gens paumés.



« Passe ton chemin, nullard !», semble-t-elle d’ailleurs susurrer entre les dents en se redressant avec dédain sur son haut tabouret. Je ne me suis pas rendu compte que je suis à l'arrêt devant son aquarium, l'air pensif.  Sans doute est-ce un peu déplacé, alors j’évite de m'attarder sur sa peau bleuïe par le néon. Au demeurant, sa croupe large, ses cuisses fortes et ses seins lourds ne font pas partie de mes canons de beauté. Je la trouve tout au plus attendrissante, sans trop savoir en quoi. Finalement, j'ai l'impression que je m'attendris davantage sur mon propre sort que sur le sien.



A un moment, j’ai fermement cru avoir bien joué et décroché la timbale. La nana s'est arrachée de son siège d'un bond électrique et, perchée sur ses talons aiguilles, vient me rejoindre à la porte de verre en boitillant. Peut-être qu'en réalité elle va plutôt m'administrer une volée d'insultes et, qui sait ?, une solide paire de gifles. Finalement, ce bref contact charnel ne peut que me plaire, à défaut d'une accolade plus complice.

Elle se tient à présent sur le seuil, fragile dans ses sous-vêtements d'apparat, le corps penché et la main droite tendue vers mon visage. Devant mon air perplexe, elle la ramène contre elle d'un geste craintif, comme si j'allais la mordre ou quelque chose d'approchant. « Lionel ? », murmure-t-elle, hésitante, dans le doute, « Lionel Flamand ? C'est vous ? ... C'est moi, Louise. Louise... Vous vous souvenez de Louise, votre petite voisine ? ».

Vacillant, je bascule d'une dizaine d'années en arrière, sans avoir eu le temps de me demander si cela me sera très réjouissant.



2.



J'avais alors trente ans et, après plus de dix ans de vie commune, je venais de rompre avec Anne. Disons plus exactement qu'Anne avait un jour plié bagages pour aller vivre chez son amant. Il n'y avait pas eu de dispute entre nous mais je n'avais pas non plus eu droit à la moindre explication.

J’ai bien tenté de l'oublier, en m'isolant du monde, comme une pénitence, dans une petite bicoque sans commodité et empestant l'humidité. Je m'enivrais les trois-quarts du temps, qui m'était par ailleurs tout acquis depuis mon licenciement six mois plus tôt.



Entre deux lampées d'alcool, je me consolais en épiant par la fenêtre les allées et venues d’une gamine qui habitait une villa cossue en contre-haut. Louise devait avoir quatorze ans, peut-être quinze. C'était une splendide adolescente aux formes encore incertaines, avec un visage ingénu de petit diable sous une opulente chevelure de soleil. Elle en paraissait très fière et elle avait le chic pour la faire ondoyer d'un geste sec de la nuque avant d'en balayer de longues mèches du bout des doigts pour les rabattre derrière les oreilles. Je contemplais la cabotine en catimini de derrière mes rideaux, comblant ma libido détraquée par l'une ou l'autre rêverie imprécise.



« Louise ! », ai-je soufflé, anéanti, « ... je ne pourrais pas vous… te flatter en disant que tu n'as pas changé... ». Disons que je ne fais pas vraiment allusion à son... métier mais plutôt à ses courbes devenues entretemps plantureuses. Comment va-t-elle prendre ce contresens  involontaire ? Je reconnais néanmoins en elle ce sourire qui creuse une minuscule fossette sous sa joue droite. Cela me rassure. « Comment vas-tu, à présent, Louise ? », dis-je stupidement, puis, me reprenant avec une damnée maladresse : « ... si j'ose dire ! ». Elle se met à frissonner sous les gouttes de pluie qui s'écrasent sur sa peau. « Venez à l'intérieur ! », fait-elle sans me laisser de véritable choix. Je me sens mal à l'aise lorsqu'elle tourne la clé dans la serrure derrière moi.



Nous nous croisions forcément de temps à autre dans la rue, en se saluant du bout des yeux, sans plus. J'évitais d'ailleurs d'accrocher son regard ou de m'attarder sur sa fraîcheur juvénile. Sa candeur était culpabilisante. Elle voletait comme un moineau innocent et je ne voyais en elle qu'un vulgaire objet de désir.

Et puis, il a fallu qu'arrive ce jour où elle s'était campée devant moi, les mains appuyées sur les hanches, tandis que je farfouillais dans ma boite aux lettres, définitivement bourrée par un monceau de feuilles publicitaires. « Monsieur, le gros chat roux, c'est le vôtre ? », m'avait-elle demandé d'une voix un peu cassée en levant vers moi un menton inquisiteur. Je dodelinai affirmativement de la tête, mes yeux en poche. Ses satanées courbes à peine pubères adoptaient jour après jour des descentes susceptibles de me condamner au pilori. « Eh bien, Monsieur, votre chat... », commença-t-elle en minaudant. Je repris mon souffle normal non sans difficulté tandis qu’elle m’expliquait.



Depuis quelques temps, Childebert avait pris l'habitude, aux environs de huit heures du matin et après avoir englouti son écuelle, de se faufiler dans le jardin, de grimper sur l'arbre accoté à leur villa et de gagner ainsi de branche en branche la fenêtre de la chambre de Louise pour se pelotonner en ronronnant sur le pied de son lit. C'était en tous cas sa version des choses et  je ne voyais trop comment la démentir. Selon elle, il reprenait l'itinéraire inverse vers quatorze heures. De fait, c'était plus ou moins le moment où je le voyais surgir par la chatière pour se rouler en boule au dessus d'une bibliothèque ou se percher sur une marche d’escalier en me surveillant de sa torpeur vigilante. Je savais aussi que, en fin d'après-midi, il trottinerait jusque chez la vieille Thoreau, trois maisons plus loin, qui aimait partager avec lui son repas solitaire du soir. Suite à quoi, Childebert irait chasser pendant toute la nuit.

C'était en effet le curieux travers de ce chat, d'élire domicile chez tout le monde. 



« Est-ce dérangeant ? », avais-je dit agressivement en me noyant néanmoins dans son regard océanique. La gamine  éluda ma question en écarquillant davantage ses grands yeux. « Childebert ! Childebert ! » répéta-t-elle plutôt, songeuse, « C'est un nom qui fait un peu peur, pour un chat  !...». Je n'avais quant à moi d'autre crainte que celle de fixer un œil indécent dans son corsage délicatement déboutonné.

J'avais hâte d'ouvrir ma porte d'entrée pour avaler au plus vite un petit remontant. Pour moi, la discussion était close. Mais elle restait figée sur le trottoir, la bouche ronde comme un joint de caoutchouc. « Wha-ou... Vous en avez, des marionnettes ! », murmura-t-elle avec admiration en les pointant d'un doigt curieux. Le mur du couloir en était en effet rempli, chacune accrochée à ses fils comme à un parachute. C'était la seule chose qui me restait encore d'Anne.

« Vous me permettez de les regarder, s'il vous plaît ? », marmonna-t-elle encore en entrant d'autorité à ma suite. « S'il vous plait ! », insista-t-elle comme une mioche, tandis que je me retournais pour l'empêcher de venir plus avant. Je me sentais bousculé dans mon intimité. Reclus comme je l'étais, je n'avais accueilli personne chez moi depuis plusieurs mois et, de surcroît, son parfum tenace de bonbon à la violette m'agressait passablement. « Fais à ton aise... », grommelai-je en me glissant derrière elle pour fermer la porte de rue. J'avais fait entrer le loup dans la bergerie, sans trop savoir qui allait jouer en définitive le rôle du prédateur. 

Après la douzaine de pantins, elle a encore voulu visiter les deux pièces du rez-de-chaussée, seulement séparées par une baie carrée. Il n'y avait que le strict minimum pour meubler l'existence d'un vieil ours solitaire.

3.



« Childebert n'existe plus, j'imagine... », dit Louise en dégrafant ses bas du porte-jarretelles, au ralenti comme si elle était en panne d'inspiration. La chair de poule envahit ses jambes au fur et à mesure qu’elle les dénude. Je reste debout, la gorge un peu sèche je dois dire. Mes bras sont ballants et inutiles. J'hésite à m'asseoir au bord du lit car elle vient aussi d'ôter sa blouse. Finalement, c’est moi qui détourne les yeux comme je le faisais des années auparavant.

Un matin, Childebert n'était pas revenu de sa nuit de chasse. Je ne l'avais cherché que pour la forme et je préférais sans doute croire qu'il avait adopté quelqu’un d’autre, la vieille Thoreau par exemple.



« Je pense que je peux maintenant vous avouer quelque chose, Monsieur Lionel... »,  me confie Louise, enjouée, comme si le fait de nous être rencontrés par hasard l'avait secouée et émue bien davantage qu’on l’imagine. « Je vous offre un verre, et je vous raconte… D’accord, Monsieur Lionel ? », rajoute Louise, sans proposer en somme d’alternative. J'accepte, évidemment sans songer que je ne pourrai pas lui rendre financièrement la pareille. Accessoirement, cela me semble si ridicule qu'elle me donne du  « Monsieur Lionel » !

La gamine avait apparemment pris mon vaisseau à l'abordage et, tandis que je me servais nerveusement une rasade de gin, elle se planta, la nuque délicieusement penchée sur le côté, devant les deux immenses bibliothèques croulant sous ma collection d'albums de bandes dessinées, ma seule richesse en ce bas-monde. Je me suis détaché de la courbe affolante de ses épaules et je vidai mon verre d'un trait. « Si ça te dit... », dis-je sans savoir où cela pourrait bien nous mener, « Tu peux venir en lire une ou deux de temps en temps... ». Elle gloussa : « Oh oui, j'aimerais vraiment... », et j'avoue que, devant sa mine réjouie, j'aurais aimé avoir eu le toupet de lui proposer tout autre chose !



En version nu intégral, Louise prend du temps pour choisir des vêtements, « plus convenables pour prendre un verre au bistrot du coin » comme elle le dit. Dans son réduit minuscule, je ne sais trop quoi regarder d’autre qu’une femme qui se rhabille dans la pénombre, à la lueur chiche d’une ampoule nue, sans abat-jour.

« Je dois vous avouer que vous aviez envahi mon adolescence... », entame-t-elle comme un long monologue, tandis que je cherche des yeux un serveur. « A l'époque, j'étais folle amoureuse de vous, Monsieur Lionel. Je ne sais au juste ce que vous représentiez pour moi, ni prince charmant ni… image d’un père absent ou d’un mentor, je ne sais… C’est difficile à dire, vous étiez si différent de ma famille, mon milieu… » (Tout en parlant, Louise chipote un sous-verre en carton.) « Et moi, je me sentais bégueule, j’étais persuadée qu’un homme de votre âge ne daignerait certainement pas baisser les yeux sur la petite gamine que j'étais. J’en ai pleuré, des fois et même un peu plus. » (Elle lâche le carton et tripote à présent la carte des boissons sans la lire.) C'était puéril et idiot de ma part, n’est-ce pas ? Par exemple, aviez-vous imaginé que je n’aimais pas trop les bandes dessinées mais qu’elles étaient un excellent prétexte pour venir vous rendre visite ? ». J’ai grimacé un sourire. Il vaut ce qu’il vaut. Je repère une humeur mélancolique dans son regard, tandis qu'elle chausse une fine paire de lunettes pour déchiffrer la carte des boissons.

A partir de ce jour, Louise s'était incrustée dans mon salon par intermittence, et davantage encore durant les vacances d'été. Avec l'accord tacite d'une mère peu inquiète apparemment pour la vertu de sa progéniture, je lui avais même finalement procuré une clef, ce qui me permettait de sortir à ma guise sans me préoccuper de ses allées et venues. Toutefois, il m'arrivait de m'installer en face d'elle, en prenant une bande dessinée au hasard. Je les connaissais pas cœur, bien sûr, mais c'était elle que je découvrais, évidemment. Sa myopie, qui la penchait à deux doigts des pages, me facilitait sacrément la tâche car, en effet, tout en faisant mine de lire moi aussi, je pouvais la détailler tout à loisir sans qu'elle s'en rende compte. Sa coquetterie de ne pas porter ses lunettes la perdrait un jour, me disais-je, inquiet comme un père, ou un mentor.

Parfois, elle sombrait dans un sommeil léger, en piquant d'abord imperceptiblement du nez sur son livre pour prendre ensuite des poses plus alanguies, inconsciente ou insouciante de ce qu'elle provoquait en moi.



« Tu ne me laissais pas indifférent non plus, Louise... », ai-je ajouté, de quoi la conforter dans son souvenir. J'ai posé ma paume sur le dos de sa main, avec tendresse mais sans rien insinuer. N’empêche qu’elle l’a retirée sur le champ. « Il est peut-être temps de passer commande, non ? », dit-elle, en tentant de cacher sous ses doigts le léger rosissement  de ses joues.



Une fin de journée caniculaire où je revenais de je ne sais plus quelle course, pour me réapprovisionner en alcool sans doute, je la surpris dans un sommeil plus profond qu'à l'ordinaire. Elle était abandonnée sur le lit métallique qui faisait office de divan et sa jupette relevée haut sur les cuisses comme par inadvertance, me livrait le triangle de son slip quasi transparent sous lequel son sexe, dont je devinais à peine l'Y, était délicatement gonflé et clairsemé.

De légers frémissements parcouraient ses paupières closes. Je m'étais agenouillé auprès d'elle en m'interrogeant sur les songes qui tourmentent les jeunes filles. La peau de ses cuisses, délicatement marbrée, semblait douce et tiède, juste un peu moite. Il faisait torride, cet après-midi-là. Je soufflais comme un bouc et mon visage devait être couleur de brique. J'ai rangé mes mains sur mes genoux et restai ensuite immobile, accroupi en équilibre instable, rien qu'à la regarder, en proie à un déchirement intérieur. Lorsqu'elle a enfin ouvert les yeux, je lui ai dit simplement « Bonjour, Louise ». Ses joues rougirent perceptiblement mais peut-être n'était-ce qu'à cause de la chaleur du jour.

Louise se rajusta à la hâte avec une pudeur attendrissante, m'adressant le regard trouble que je retrouvais aujourd'hui. Le claquement de la porte derrière elle avait coïncidé avec le choc du goulot d'une bouteille pleine contre mes dents.

« Louise... », ai-je entamé sans trop savoir encore où mon discours s'arrêterait. Sans doute s'attend-t-elle à ce que j'en revienne à notre passé commun, mais...

... il ne s'était rien passé de plus graveleux entre cette gamine et moi par la suite. Je m'étais seulement satisfait de ses baisers sonores sur une joue et de la regarder dormir de temps en temps. L'un de nous avait ensuite quitté l'autre, je ne savais plus qui avait déménagé en premier, les deux, peut-être. Toujours est-il que je n'avais jamais connu la floraison de son adolescence.

Nostalgique, je garde le silence, les doigts autour du pied de mon verre. Retrouver Louise, deux ou trois lustres plus tard, titille certes mes lambeaux du passé mais ne réveille pas pour autant mes sentiments.

Elle ne dit mot non plus. J'ai grandi, elle a vieilli.

Je ne sais d'ailleurs pourquoi, au dernier moment, je lui ai balancé mon adresse sur un carton de bière. J'ai ensuite passé une bien mauvaise fin de journée à errer sans le sou et une nuit tout aussi désastreuse, en proie à une crise de retour d'âge.


4.

Debout tôt matin devant mon percolateur enrhumé, je constate que je n'ai plus un seul bout de pain pour apaiser un estomac déjà tant rétréci. Le manque de petit-déjeuner devient un souci vital et, du coup, les atroces miaulements matinaux du chat ont le don de me saouler.

C’est déjà ça, comme un lendemain de cuite mais la boule de poils roux, qui tournoie autour de mes jambes, me donne le tournis.

Mes derniers deniers vont m'obliger à me satisfaire de baguettes de pain précuites à 20 francs [00.50 €] d’Aldi, d’autant plus que la crotte de beurre au fond du réfrigérateur a l’air rance. Depuis longtemps, je suis accoutumé aux denrées avariées, mais aujourd’hui je rêve de luxe : un doigt de confiture sur une tartine beurrée. Du pain frais, beurre et confiture, plongé dans un café au lait, c’est du quatre étoiles ! 
Pour la confiture, il me faudra d’abord rapporter chez Delhaize les bouteilles consignées que j’ai accumulées depuis ma dèche précédente. J’en tirerai une soixantaine de francs qui me permettront pour le moins de tenir jusqu'au soir et, au passage, de calmer les flancs affamés de Childebert. C'est vrai, je n'ai jamais trouvé de meilleur nom pour mes chats roux !



Comme d'habitude, je me suis levé vers sept heures. Je dois attendre une bonne heure avant l'ouverture du supermarché. Bref, un premier café noir me confirme que mon destin frôle le pitoyable, quoique c’est dans un état de quasi allégresse que je m'apprête pour aller quérir deux petits pains bénis, ma confiture aux fraises, la boite pour chat et une petite douceur s'il me reste byzance.

Il faut savoir que j'habite au dernier étage de l'immeuble, dont l'appartement mitoyen est inoccupé depuis plusieurs mois. L'affiche noire et jaune, collée sur une fenêtre au rez-de-chaussée commence à jaunir et la description lacunaire du deux-pièces-cuisine a fondu au soleil. Notre propriétaire ne prétend faire aucun frais de rénovation, ni de réparation du reste, et le triste état de ce cinquante mètres carrés ressemble d'ailleurs à celui du mien. J'en ai vu, des candidats qui ne donnent ensuite plus signe de vie.



Pourquoi ai-je donc pensé à ça lorsque j'ai ouvert ma porte ? Sans doute pour m'expliquer pourquoi personne ne s'est inquiété de trouver une femme sur le palier, pelotonnée comme un chat sur son manteau étalé par terre et la tête écrasée sur son sac.

Louise dort, lèvres entrouvertes. Une odeur sordide de vinasse s'en exhale et  je me doute qu'elle a pris également d'autres substances moins licites.



Je jure intérieurement en la traînant dans mon vestibule, après avoir tenté en vain de l'éveiller. Je peste contre mon destin qui s'acharne, mais disons que je suis simplement terrorisé qu'elle soit venue chez moi pour trépasser ou dieu sait quoi encore.

Louise n'est pas grande, à présent bien en chair mais pas vraiment lourde. Néanmoins, c’est une gymnastique incroyable de ma part que de l'allonger sur le divan transformable qui me sert de lit et, comme toujours, Childebert n'a montré aucune velléité de m’aider, même s'il parvient à donner le change en faisant inutilement le guet, la queue droite et les oreilles attentives comme ceux d'un vieux concierge. Les reins en compote, je vais refermer la porte d'entrée, sifflant de mes poumons asthmatiques. Il ne me reste plus qu’à caler mes fesses contre le rebord de la table et tendre dessus mes poings fermés afin de retrouver un embryon de souffle. Jadis, j'ai connu de nombreuses crises et cela avait pourtant disparu à la fin de mon adolescence. Il n’empêche que, depuis ces dernières années, ça surgit encore parfois à l'improviste, en particulier lorsque je suis contrarié, stressé ou inquiet. De fait, j'étais contrarié, stressé et inquiet.



Louise, elle, respire paisiblement, innocente comme dix ou quinze ans auparavant, mais, cette fois, même si mon transport l'a quelque peu débraillée, je ne suis décidément plus du tout submergé par l'envie malsaine de tripoter ses cuisses ou de reluquer la rondeur de ses seins.

5.



Mon premier réflexe est de fouiller les poches de son manteau, au demeurant d’une vilaine couleur ocre, car je pressens que la garce transporte sur elle de quoi assouvir ses petits vices.  A l’allure où file ma destinée, je ne suis pas loin d’imaginer qu'un régiment de flics, chiens et consorts  déboule par hasard pour effectuer une fouille domiciliaire. C’est délirant, mais envisageable pour quelqu’un comme moi en pleine guigne.  J'ai soulevé ensuite le rabat de son sac à main en nubuk, déterminé à jeter dans la cuvette des toilettes tout ce que j'y dénicherais d’illégal.

En fait, mon problème se situe ailleurs : aucune substance psychédélique mais bien quatre liasses de billets de banque, chacune soigneusement reliée par deux élastiques. Ensemble, elles ne dépassent pas les deux centimètres d'épaisseur : à vue d'oeil, il y en a pour plus de trois millions de francs belges [75 000 €]. Pour moi qui peux me régaler avec d'ultimes piécettes de monnaie au fond d'une poche et une main de bouteilles vides et consignées sous l'évier bancal de la cuisine, une telle somme est invraisemblable, épouvantable même ! Ce genre d’instant n’est pas sans conséquence.  Je ne suis plus très loin de grandes réflexions existentielles sur le bien et le mal !

Fébrile, je feuillette une liasse. Il y en a en effet pour sept cent cinquante mille au bas mot. Je raisonne à vive allure, peu secondé par le manège du chat qui est monté sur la table pour me faire du gringue en espérant y gagner sa sardine. Childebert et moi avons faim, tout simplement, et nous savons pertinemment que, même en y mettant du nôtre, nous n'aurons finalement droit ce matin qu'à un chiche petit-déjeuner. Somme toute - et c'est en l'occurrence la bonne expression -, cette cagnotte n'est certainement pas blanche comme neige, et, sans chercher à savoir d'où provient tout cet argent, je me dis que si Louise m'implique de la sorte jusqu'à mon domicile, je suis parfaitement en droit de...

La tête penchée à gauche pour marquer mon indécision, je regarde Childebert droit dans les prunelles. Il me zyeute, la gueule penchée à l’identique. Bref, j'ai refourgué tout au fond du sac ce qui n'est encore pour nous que de vulgaires bouts de papier.



Childebert et moi avons alors tourné en rond dans l'appartement pendant un sacré bout de temps. Finalement, sans autre forme de procès, j'ai rouvert la sacoche et saisi le premier billet qui dépasse de ses petits frères. Le chat roux comprend-t-il que je vais nous offrir un petit déjeuner dont elle et lui se souviendront ?

Peut-être Louise n'aura-t-elle pas l'idée de vérifier ses comptes dans les prochaines heures, suis-je en train de cogiter, tout en marchant à grandes enjambées.  

Mes vidanges s’entrechoquent dans leur sac contre ma cuisse, un peu comme les idées dans ma tête. Même si c'est le cas, l'erreur peut être attribuée à une erreur de la banque ou à la personne qui lui a fourni un tel montant. 
A l'entrée du supermarché, j'ai fini par me persuader que Louise n’est pas du genre à se formaliser à propos de ce dérisoire zéro virgule sept millième que nous venons, Childebert et moi, de lui prélever.



Lorsque je suis revenu, une petite heure plus tard, les bras chargés de sacs, le sien n'avait pas bougé d'un poil, pas plus que le chat, du reste. Louise, par contre, est sous la douche et, dans la transparence du plastique martelé de la cabine, je la vois se battre contre le mitigeur d'eau sempiternellement désaccordé.

J’ai rangé mes emplettes dans le réfrigérateur désert tandis que, sans s’en rendre compte, Louise est en train de perdre une bataille contre l'entêtement abscons de mon imbécile de propriétaire. « Votre douche ne fonctionne pas ? Mais réparez-la donc vous-même, Monsieur Flamand ! », rétorque-t-il à mon appel, puis, avant que je puisse placer le moindre mot, « ... Vous êtes encore au chômage, n'est-ce pas ? Vous avez beaucoup de temps libre, je pense... », ajouterait-il sentencieusement. Et, de toute manière la discussion se clôture par sa sempiternelle litanie, du style : « Mais, vous savez, si cela ne vous convient pas, mon cher Monsieur Flamand,... », invariablement accompagnée par ce sourire mielleux que je devine à l'autre bout du fil, « ... rien ne vous empêche de déménager, n'est-ce pas... Et ne vous inquiétez pas : je ne serai pas chien avec vous en ce qui concerne votre garantie locative...».

Son argument final ne tient pas davantage la route : « Vous savez, le départ d'un locataire me permettrait de rénover l'appartement de fond en comble... », l’appartement mitoyen en étant une preuve flagrante, mais je pense qu‘il se fiche du tiers ou même du quart de son patrimoine immobilier. Quant à moi, j'aurais volontiers habité ailleurs mais je me dois de reconnaître que, en contrepartie de tout ce cirque, le montant du loyer n'est pas bien élevé et que l'homme n'est pas sourcilleux de mes retards de versements. Par contre, bien trop affable à mon goût, trop sympathique pour être correct, ce type n’est en définitive qu’un vulgaire manipulateur.



Louise s'extirpe enfin de la cabine de douche, dans le plus simple appareil. Elle vient m'embrasser sur la joue, d’un geste maladroit, en s’accrochant à mon cou de ses deux bras. Sa peau est rouge, chaude, attirante comme un brasero  si bien que j’esquisse un geste de recul. Une telle promiscuité m’interpelle et me séduit à la fois. « Arrête, s’il te plait ! », dis-je, sans grande conviction car moi aussi  je suis en manque de tendresse. La voilà qui semble s’excuser : « Je suis désolée, Lionel. J’ai agi sur un coup de tête mais je ne tenais pas à vous réveiller en pleine nuit ! », fait-elle comme une évidence.  Ce n’est pas courant pour une putain. Je dois sans doute ressembler à un ami de longue date.

Elle change adroitement de conversation.

« Hou ! Qu'il est adorable, ce mignon! », crie-t-elle subitement en repérant Childebert, venu aux nouvelles sur la table de cuisine. Lui n'a fait ni une ni deux : il a filé aux abris, derrière la garde-robe, pestant et soufflant comme un serpent.
J'arbore un masque fermé et pudibond à la fois. « Habille-toi... », lui ai-je ordonné avec un ton paternel, ce qui, vu notre différence d'âge, n'est pas bien loin de la réalité. Puis, avec une note plus douce dans la voix : « Une omelette tomates et jambon, ça te va, Louise ? ».



6.



Notre tête-à-tête silencieux au-dessus de nos oeufs baveux me coupe un peu l'appétit. Bien sûr, en cette rare abondance, j'ai méchamment tendance à forcer sur la quantité, mais cela n'est pas la seule raison de ma saturation. Je songe à ce pactole dans son sac et m'attend à ce qu'elle m'explique les raisons de sa visite sans que je doive poser une pléiade de questions.

Louise se contente d'achever méthodiquement son assiette, le coude gauche appuyé sur la table, le dos rond et le regard absent. Les banalités éventuelles que j'aurais pu émettre pour combler notre silence me paraîtraient bien inopportunes en pareil moment. Je préfère la désarçonner, adoptant chacun de ses gestes pour les lui renvoyer par mimétisme comme un miroir. Ça fonctionne bien, le plus souvent, et je suis en train de me convaincre que je n'ai décidément jamais exploité lucrativement mes dons, alors que, soudain plus loquace, elle se met à parler de tout autre chose que ce que j'ai envie d'entendre. Non, je ne me souviens pas du visage ou de n'importe quoi d'autre de sa mère, et cela ne m'intéresse d’ailleurs que de fort loin. Je me contente de l’écouter évoquer son enfance mais j’avoue que je ne me sens guère plus concerné que je ne le suis par ma seconde moitié d'omelette. A vrai dire, les pointes agressives de ses seins, tendus sans sous-vêtements sous le tissu de sa robe, m'intéressent davantage et c'est finalement pour moi le seul moyen de ne plus être obnubilé par ce tas de fric dans son sac.



« Tiens ! Vous n’avez plus de bandes dessinées ? Ni même vos marionnettes ? », s’exclame-t-elle hors de propos, en tournant la tête de tous côtés. Je préfère contourner la question et elle avale mes bobards sans aucune difficulté. 



« Je vous dois des explications, Lionel ! », conclut-elle enfin en tirant vers elle son butin. J'ai opiné du bonnet, simplement par crainte de prononcer un mot de travers. D’un geste nonchalant, elle en a extirpé un paquet de Camel et me les tend comme si elle même avait arrêté de fumer. Je suis déçu, mais j’accepte la cigarette en guise de compensation. « Comment vous dire ?... », poursuit Louise, en me proposant son briquet, « ... je dois vous avouer que le fait de vous avoir rencontré hier… m'a redonné une... une extraordinaire envie de... liberté ! L'envie de tout quitter, de tout recommencer... Vous comprenez  ?». Qu’avais-je donc à comprendre, hormis le fait qu’une adolescente prétendument amoureuse déboule chez moi bien des années plus tard, avec des millions comme unique bagage ?  De fait, comme un benêt ou peut-être par lucidité, je ne tiens pas vraiment à être compréhensif.  



Les sourcils bas, Louise plisse le front, une main hésitante au-dessus de son sac. Dans son regard flotte une interrogation que j’évite soigneusement de décoder.

Enfin, elle aligne posément les quatre liasses de billets sur la table comme un carré d’atouts. Je fais semblant de les scruter comme si  je doutais de leur existence. « Ce sont mes petites économies... », souffle-t-elle en allumant finalement sa cigarette. La mienne a un goût âcre. Je l'écrase dans mon assiette, à distance respectable des reliefs de mon petit-déjeuner.

Je reste très mitigé, sur la défensive. Le message se clarifie mais, décidément, cette circonstance ne m'excite pas vraiment. Si je rentre dans son jeu, c’est seulement parce que, à une époque lointaine, elle aussi m'a aidé à renaître, mais je sais par avance que je suis incapable de lui rendre la pareille.



7.

L'homme pitoyable que je suis se révèle également un pitoyable amant. Il y a tant et tant de femmes de par le monde pour me faire perdre trois cent quatre-vingt quatre calories d'un seul coup et je suis tombé sur la seule qui ne m’inspire plus. N’empêche, je m'acharne à lui procurer du plaisir. Car je ne veux ni l’aimer, ni la faire souffrir.



« Je veux dormir, dormir, dormir... ». gémit-elle ensuite en s'étirant comme une chatte sur le lit. « Je voudrais prendre deux somnifères et dormir une journée entière avant de m'en aller à tout jamais de cette ville ». Elle non plus ne parle déjà plus de me prendre avec elle.

Néanmoins, je la rassure d’un baiser sur le front. « Je veillerai sur ton sommeil en attendant... », ai-je murmuré près de sa tempe, à défaut de l’assommer. Est-ce que je sais déjà que je lui mens ? Je n'en suis pas si sûr. Tout ce dont je suis certain, c'est que je ne veux pas être un gigolo.



Une demi-heure plus tard, Louise dort profondément. Un instant, elle ressemble à la Louise d'antan pendant ses siestes sur le lit métallique qui me servait, comme aujourd’hui, de divan.

Childebert, quant à lui, malgré son ventre ballonné pour avoir bâfré près de deux cents grammes de pâtée d'un seul coup, reste très participatif. Il saute inlassablement en miaulant de la table de nuit au lit et vice versa, comme pour m’inviter à la rejoindre. J’imagine le balancer par la fenêtre mais je l’épargne car, même d'un second étage, un chat retombe toujours sur ses pattes, c'est bien connu. Je laisserai la porte ouverte. Il y aura toujours quelqu'un pour les recueillir. Une femme relativement jolie et un chat relativement familier ne doivent pas avoir difficile à se faire adopter.

J'ai quitté l'appartement, pour disparaître à tout jamais. Mon passé est si pesant, si difficile à porter en bandoulière. Avant de sortir, j'ai fait main basse sur son pactole et fourgue en hâte les paquets de billets dans les poches accueillantes de ma veste.

De loin, je reconnais la voiture de mon propriétaire véreux. Il est en train de se garer. Je file dans la direction opposée, satisfait de me dire que, pour mes derniers loyers impayés, il n'aura même pas le bonheur de me traîner en justice par contumace et que, en vente publique,  mes vieux meubles fatigués n'intéresseront sans doute personne. Je lui lègue, et la fille, et le chat roux.

Ce n'est pour moi qu'une revanche infime contre l'adversité.



FIN

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