[via
Bernie Brugman]
Le quidam ponctuait son soliloque de petits gestes boudinés qu’il semblait ne jamais vouloir achever. Nous traversions à pas lents la place du Luxembourg, comme deux collègues qui se rendent au bureau, mais lui me bassinait de sa biographie et n’avait pas l’air pressé. Dans la foule agitée que vomissait la gare, notre duo pouvait paraître suspect, quoique, entre les rangs des travailleurs qui nous bousculaient, personne ne portait attention à nous. Par contre, moi qui étais en manque de caféine, j’avais plutôt hâte que notre entretien fût concluant.
« Je vous offre une tasse de café, Monsieur Brugman ? », s’interrompit-il subitement. Ma réponse négative sonna bizarrement tandis que je reluquais le bistrot réconfortant où il m’invitait. Pas question de m’y attarder avec lui !
D’ailleurs, sans cette soi-disant colique qui scotchait Saïd aux chiottes, je n’aurais pas dû être là. D’ailleurs, nous ne ferions plus longtemps affaire ensemble, Saïd et moi, car me baratiner à 6 heures pour décommander un rancard à 8, c’était limite du sabotage.
Heureusement, je supporte la contrariété. Debout et prêt en 5 minutes chrono’, le brouillard matinal m’avait cueilli comme un lendemain de cuite et le trajet en bus ne m’avait pas mieux mis sur pieds. Maintenant, mes poings plombaient les poches de ma parka et je pestais mentalement sur cet imbécile de Saïd qui semblait incapable d’assurer son rôle d’intermédiaire. Du coup, c’était à moi de récupérer notre petit contrat, au risque de me faire repérer en compagnie de ce quidam, plus bavard qu’un annuaire. Une fois de plus, je coupai le son. Ce qu’il recherchait apparemment, c’était moins se venger que de faire entendre son désarroi de mari cocufié. J’en faisais les frais, encore heureux que je l’écoutais à peine.
Le petit homme marqua subitement une pause. Sans doute venait-il de constater ma surdité délibérée. Je revins à lui, tandis qu’il s’épongeait nerveusement les tempes humides à l’aide d’un mouchoir en tissu, plié et repassé en quatre. Puis, hochant son crâne dégarni, il me confirma d’un air résolu que ce dont il avait positivement besoin, c’était bien d’un type dans mon genre. Ce n’était pas pour autant qu’on allait se rapprocher ! Sa confiance en moi semblait acquise mais ce n’était pas réciproque du tout. J’en profitai du reste pour lui signifier que je n’étais qu’un simple intermédiaire et que, de celui qui effectuerait le contrat, je n’en connaissais moi-même que la voix par téléphone.
S’il avait su que son cas était déjà réglé depuis une bonne semaine, - et dans un tout autre sens que ce qu’il aurait pu imaginer -, je ne pense pas qu’il aurait usé d’autant de salive, ni se serait ouvert à moi à un tel point.
Peut-être a-t-il lu cette menace dans mes yeux, toujours est-il qu’il s’était pétrifié au milieu du trottoir, déployant son carré de toile pour se moucher.
« Marchons, voulez-vous ? », lui avais-je rappelé d’un ton bonhomme, pareil au sien. Il m’avait obéi rondement - je m’y attendais - et, les épaules basses, s’était remis à trottiner à ma gauche. Jamais, bien sûr, il ne se mettait à la droite de quiconque. Disons que je le devinais à sa triste mallette noire avec laquelle il officiait sans doute depuis des siècles dans une agence bancaire de second ordre.
Pendant qu’il reprenait son monologue – j’allais finir par connaitre tous les détails de sa triste vie -, je l’imaginai sonnant de portes en portes, mallette en appendice, afin de fourguer des assurances à de jeunes couples en mal de sécurité, ou à des rombières qui ne toucheront jamais aucun bénéfice de leur assurance-vie, hormis peut-être celui de devenir l’amante de l’assureur. Dans ma gamberge, je me disais néanmoins que ce dernier rôle ne lui collait pas vraiment à la peau, bien moins en tous cas que celui d’un mari berné par sa moitié.
Déjà, notre entrevue anonyme dépassait le quart d’heure. Pourtant, ce type était du genre à considérer un retard au travail comme une faute grave.
Quant à moi, à l’entendre me déblatérer son existence sans en arriver au fait, j’étais tenaillé par un double sentiment : d’une part, la somme rondelette qu’il me proposait tomberait à pic – j’avais un peu abusé de mon négatif bancaire ces derniers temps - mais, d’autre part, ce loustic ne me rassurait ni sur son silence ni sur sa discrétion. Il me paraissait bien capable de notifier notre marché à n’importe qui voudrait l’entendre !
En résumé, ce qui l’animait, c’était le désespoir rageur d’un brave homme dont la femme s’est amourachée d’un autre zigue - peut-être par ailleurs tout aussi bedonnant que lui-même -, bref, de quoi méditer sur le plaisir qu’éprouve une épouse à papillonner de chou vert à vert chou. Peut-être s’agissait-il de l’une de ces pétasses platinées qui font trop rarement craquer autre chose que leurs robes courtes et moulantes. Le premier quidam à venir lui flatter la croupe ne pouvait finalement que prendre le couple d’assaut.
Ecœuré par tant de platitude, je lui demandai s’il avait sur lui une photo de sa femme mais c’était surtout pour mettre fin à ses jérémiades.
Bien mal m’en prit ! De l’épais portefeuille qu’il recélait sous le manteau, dans la poche intérieure « droite » de son veston – « Pas la gauche, afin de tromper d’éventuels agresseurs ! », ricana-t-il, fier de son astuce -, il extirpa, derrière une liasse de billets offerte ostensiblement à mon regard vénal, une vieille photographie argentique – écornée comme il se doit, c’était le détail qui tue !
Aux côtés d’une femme blonde et bien en chair comme j’avais pu le prévoir, une fillette aux genoux cagneux singeait benoîtement le sourire forcé de sa mère. Un peu en retrait derrière l’épaule de cette dernière, une adolescente anorexique aux nattes noires tentait visiblement de se soustraire à la malédiction d’un père dont l’objectif traquait le moindre souvenir. Le cliché, dans tous les sens du terme, raviva sa verve, contrairement à ce que j’avais escompté.
Il démarra son commentaire en haletant, parce que j’avais accéléré le pas. « Ce sont nos filles, Aline, ici, et, derrière, Joséphine... », entama-t-il, inextinguible, « La photo date de deux ans. Nous étions en vacances à la mer, à Blankenberge, vous connaissez Blankenberge ? ». J’opinai du bonnet pour ne pas lui remonter le mécanisme. « Je ne suis bien entendu pas sur la photo car je ne tiens pas à ce que ma femme ou mes filles abîment mon vieil appareil argentique, vous comprenez ça, Monsieur Brugman, n’est-ce pas ? ». Sa logique le satisfaisait, assurément, et ne faisait qu’introduire d’autres considérations dont je me serais bien passé. Je n’étais pas son ami et lui n’était qu’un client parmi d’autres, aussi lui ai-je rendu sa photo comme une affaire résolue qui ne nécessitait donc plus aucune exégèse.
« C’est avec ma petite Joséphine que j’ai le plus de rapport… », poursuivait-il néanmoins en souffletant, « Nous sommes de la même souche, voyez-vous ! ». Je ne percevais pas au juste le rapport entre la nymphette aux longues nattes et ce quidam à l’odeur d’antimites ; à vrai dire, je doutais de sa paternité et n’attendais aucun aveu incestueux de sa part, mais c’était tout comme.
Je le laissai discourir en envisageant quelle torture j’allais destiner à Saïd pour m’avoir largué sur ce coup-là, de surcroit que cet imbécile s’était coupé de mentionner mon nom de guerre.
Enfin, le bonhomme sembla freiner son insatiable débit, alors que je me réjouissais sadiquement d’avoir trouvé comment assassiner mon comparse. « La petite, elle, envisage déjà depuis longtemps des études en dentisterie... », clôtura le quidam, à bout d’idées peut-être, de salive sans doute ou de souffle sûrement.
Il paraissait évoquer en silence les plaquettes métalliques illuminant le sourire de la gosse et je profitai de ce temps mort pour faire dériver la conversation : « Je parie que, le soir, vous faites des heures supplémentaires en vendant des assurances, n’est-ce pas ? ».
Il grimaça une moue à la diner de cons : « Bon sang, vous avez le flair des détectives, vous, Monsieur Brugman ! ».
C’est là que notre relation avait subitement capoté. Jusqu’alors, le gentil petit employé, limite incestueux et trompé par sa femme, m’avait laissé dominer la conversation et voilà que, en quelques mots, le cocu venait de prendre quelques centimètres. A présent, ce n’était déjà plus le Robert Vander Elst que j’avais imaginé, mais un gaillard aigri dont la vengeance était froide, calculée, intraitable. Je l’entends encore me retourner comme une crêpe, avec un air supérieur très déplaisant.
« Si vous saviez, Monsieur Brugman, à quel point vous venez de me décevoir ! », fit-il avec une lippe si dédaigneuse que j’attendais sans impatience les arguments qu’il comptait m’asséner. Cette fois, c’est moi qui ralentissais le pas tandis qu’il avait déposé sa serviette sur le trottoir et tournoyait autour de moi, gesticulant et me méprisant de sa voix criarde : « Abattez vos cartes, Monsieur Brugman ! Dites-moi combien ce salopard vous a proposé pour me faire la peau ! ». J’aurais pu dire que, pour un type qu’on doit descendre, il était sacrément remonté mais il ne devait sans doute pas apprécier ce genre d’humour. Je n’en avais pas l’humeur, du reste. Je me contentai de jeter un coup d’œil sur l’instantané qu’il me fourrait de force sous le nez. Le bellâtre sur la photo nous avait pourtant prévenus, qu’il nous faudrait nous méfier du mari cocu.
Finalement, en fait d’abattre mes cartes, j’avais mon joker très affairé à vider ses tripes dans les toilettes. J’aurais d’ailleurs un oeuf à peler avec ce dernier. C’est à lui qu’incombait la tâche d’intermédiaire, avec sa petite gueule basanée. Moi, la mienne avait trop la couleur d’un effaceur.
Je tentai de parer le coup. Le bas de mon visage s’arma d’un sourire enjôleur : « J’entends bien que votre femme s’est encanaillée avec un type peu recommandable, soit !… Je comprends d’ailleurs votre colère. Mais je peux vous assurer que jamais, au grand jamais, je n’ai… ».
Le mensonge a du charme quand l’interlocuteur est crédule. Ce n’était pas le cas. N’empêche que ma voix de basse lui avait fait quelque effet car son regard avait cessé de me fusiller, aussi subitement que le brouillard venait de se lever. Dans sa main droite, avait surgi en échange un rouleau bien serré, que j’identifiai, sous le gros élastique, comme une fameuse somme d’argent. Le prix de sa haine, sans doute. Je secouai négativement la tête, ça flairait l’embrouille à plein nez. De fait, tout aussi magiquement, sa main gauche s’était garnie du petit frère du précédent.
A vue d’œil, les deux paquets de billets représentaient, sinon toute sa fortune, tout au moins la mienne.
La scène n’était pas trop discrète, je dois dire. J’ai même cru un instant que les passants avaient fait arrêt sur image. Lui s’en souciait comme d’une guigne, et, d’ailleurs, personne ne s’intéressait à nous. Sa verve s’en accrut davantage : « Sachez que mon beau-frère traque ce type depuis des mois, Monsieur Brugman,… et, à défaut d’un flag’, voyez-vous, Christophe serait diablement ravi que ce… petit nettoyage soit méticuleusement effectué... ».
Il marqua un temps d’arrêt dont je devinais déjà la reprise : « … en toute discrétion, bien entendu ! … Sûr et certain que, en échange, mon beau-frère … ». Il regarda au loin, comme pour souligner le caractère évasif de son discours. « Vous connaissez Christophe, n’est-ce pas ? Lacassin, Christophe Lacassin… ». ajouta-t-il, avec un miellat insupportable dans la gorge.
Je
l’avais bien senti que l’embrouille accourait à toute
allure !
Saïd avait beau avoir le cul vissé sur la
cuvette, le mien aujourd’hui l’était sur une saloperie de
poudrière. Le quidam avait assuré ses arrières comme un vicieux.
Bref, un flic qui m’oblige à faire le sale boulot côté cour, un
banquier bien prêt à me faire chanter côté jardin et le frisé à
la fenêtre qui ne me ratera pas si je dévie d’un poil de sa
mission, c’était beaucoup trop de monde sur scène pour moi seul,
n’est-ce pas ?
Le scélérat me tenait à la gorge et me sentir coincé devenait un euphémisme. En attendant, c’était une photographie qu’il tenait par le cou. « Joli maquereau que ce type, une véritable ordure, n’est-ce pas, Monsieur... Bernie Brugman ? Qu’en pensez-vous ?», termina-t-il en prononçant mon nom avec ostentation, comme s’il voulait me faire admettre qu’il avait lui aussi la sagacité d’un professionnel. Le bouclé, le frisé, le peu importe m’avait pourtant prévenu, que le mari de la donzelle n’était pas commode. On se demande d’ailleurs pourquoi, pourquoi s’était-il entiché de la greluche d’un banquier ?
A présent, le quidam consultait paresseusement sa montre, un bracelet lourd et clinquant, en tenant toujours dans le creux de ses paumes les deux sacrées liasses de billets, si bel et si bien qu’on finirait par les remarquer, voire les lui taxer à l’arraché. « Monsieur Vander Elst ? Robert Vander Elst ?», articulai-je pour qu’il n’y eût aucun contresens possible à mon propos, « Ai-je d’autre choix que d’accepter ? ».
J’avais les épaules à hauteur des genoux et le comble était que ce salopard commençait sérieusement à déteindre sur moi. Il esquissa un sourire compatissant, quoique vaguement déçu, puis, d’un geste décidé, me fourgua les rouleaux de billets dans les pattes en me les serrant longuement, comme pour sceller un pacte diabolique. Les siennes étaient moites et cela me persuada que je ne lui étais redevable en rien. Il s’était ensuite remis à trottiner, souligné par sa petite valise de cuir qu’il venait de ramasser en me saluant une dernière fois du bonnet. De dos tout au moins, il semblait avoir repris quelque espoir.
Tandis qu’il disparaissait dans la bouche du métro, je devais réfléchir, vite. J’ai dû réagir, vite. Ce n’était plus le temps des belles phrases. « T’es où, connard ? », ai-je grogné dans mon portable. Saïd n’avait plus le choix non plus : « Tu tires ton cul d’la cuvette ! Peu importe qu’tu chies dans ton froc, mais tu-te-magnes ! Fissa, t’entends ? ». Je n’ai même pas pris le temps de l’écouter.
Comment une banale affaire de mœurs dérive en crimes croisés sur commande, pourrait être la morale de l’histoire. Car si cet imbécile de banquier avait pris le temps de contacter son beau frère pour lui claironner que j’avais accepté le contrat, j’étais cuit, et sans aucun doute que les dix doigts du Frisé n’auraient pas suffi pour appeler ses mariolles à la rescousse. Mais je savais aussi que Vander Elst n’était pas du genre à se précipiter. Je me doutais bien que, dans cette pièce de théâtre sordide à quatre personnages, le point faible, ce n’était ni le flic, ni le maquereau, ce ne devait pas être moi non plus, ce ne pouvait donc être que lui.
Bref. Vers 09 heures ce matin, sur le quai de la station Trône, selon divers témoins, c’est une bousculade qui a provoqué la chute d’un homme sur la voie au moment où la rame de métro déboulait du tunnel. La victime, un directeur de banque de 47 ans, est morte sur le coup. Les caméras de surveillance n’ont pas permis d’identifier les causes précises de l’accident. Le conducteur de la motrice est sous le choc.
Le quidam n’a pas souffert : le métro l’a tout bonnement happé et déchiqueté en l’espace d’un instant.
Je n’ai pu m’empêcher de sourire. Le fait que Saïd soit passé illico presto de sa cuvette WC à la station Trône avait le don de m’amuser.
FIN
« Bien mené...Un dialogue intrigant, suffisamment de détails pour que les situations soient crédibles, sans pour autant les alourdir. A deux ou trois reprises cependant, un retour en arrière de quelques lignes a été nécessaire pour conserver le fil....Crédibilité donc, bien que l'argument de la nouvelle soit assez inhabituel. La chute (!) de l'histoire, qui arrive assez brusquement, sans crier gare, est intéressante dans le sens ou elle revêt une forme toute impersonnelle, pour finalement prendre un tour humoristique, bien qu'assez cynique, à la dernière phrase. Je me suis dit que toute l'histoire avait été échafaudée dans le seul but d'amener cette fin... me suis-je trompé? [« Oui ! » NDL’A] En tout cas, une lecture faite avec grand plaisir, tracée par une plume plutôt élégante. »
YOKSHARES BOMTHURSIELPAG
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